
Ce texte s’inspire intégralement et reprend, de manière éparse et totalement subjective, les deux premières années des conférences du Professeur Daniel Colson (1) dans le cadre de l’Université populaire de Lyon : des cours passionnants, vibrants, sur « l’histoire de la pensée du projet libertaire » audibles et téléchargeables librement en se rendant sur le site internet suivant : http://raforum.info/spip.php?article4257
On a souvent une image négative de l’anarchisme, de ses penseurs et des mouvements ouvriers anarchistes du passé. On les associe particulièrement à la violence, ce qui est réducteur.
Ces quelques lignes ont pour but de donner le goût de s’intéresser à des facettes de notre histoire et de la pensée que l’on connait peu, et ainsi de pouvoir « rendre justice » à des ancêtres engagés et à leurs combats populaires, qui contribuent à nous ouvrir aujourd’hui des horizons nouveaux.
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Une des nombreuses originalités de la pensée anarchiste est qu’elle est principalement l’œuvre de gens du commun. Le père de Proudhon (1809-1865) est garçon brasseur, sa mère cuisinière … Lui-même sera tout-à-tour ouvrier typographe, employé d’une entreprise de transport par voie d’eau, puis polémiste, journaliste… Joseph Déjacque (1821-1864) est ouvrier décorateur, colleur de papier peint, puis « ouvrier-poète » ; Si le sort d’ Ernest Coeurderoy (père médecin, lui-même interne des hôpitaux de Paris), de Mikhail Bakounine (père issu de la petite noblesse russe) et de Pierre Kropotkine (descendant du grand-prince de Kiev Vladimir II Monomaque) sont plus enviables, leurs engagements dès leur majorité aux côtés du peuple les condamnera à vivre en proscrits, en exilés, à connaître la prison, et à mener des vies simples, tout comme Emma Goldman, Buenaventura Durruti, Malatesta et les autres… La pauvreté matérielle de leur vie explique en partie la richesse de leur pensée.
Lutter non pas contre, mais pour quelque chose !
On peut parler d’une ontologie de Proudhon, c’est-à-dire d’une façon de penser ce qui est, de penser la réalité des choses. Pour lui, tout être (individu, famille, communauté, association, entreprise…) est un composé de puissances, de forces : les êtres sont multiples et changeants. Un être est une résultante, un équilibre toujours changeant de forces. Le réel est instable. Il y a sans cesse recomposition des forces. D’où l’idée de construire des équilibres (par définition instables), à partir de la notion de justice. La réalité est multiple et contradictoire. Plusieurs vérités (celle d’un individu, de l’État, du néolibéralisme, du communisme…) luttent les unes contre les autres pour s’imposer comme étant LA seule vérité.
Libéralisme, communisme et socialisme ont en commun une vision linéaire de l’histoire, la croyance selon laquelle les contradictions se résolvent dans le temps : « Le temps résoudra tout », « la fin justifie les moyens ». Proudhon, au contraire, est convaincu que les contradictions ne peuvent être que maintenues, mais qu’elles doivent être sériées : il y a de mauvaises contradictions, destructrices, et de bonnes contradictions. Pour l’anarchisme, seul compte la réalité, l’agencement présent des choses : l’émancipation va se jouer dans le déploiement d’un espace de bonnes contradictions (par exemple, les bourses du travail, les assemblées populaires locales… ). La question est : comment penser les bonnes contradictions ?… les contradictions émancipatrices (par opposition à la domination) ? Pour Proudhon, il ne faut pas lutter contre quelque chose, mais pour quelque chose : de la destruction ne peut pas sortir du positif. La fin n’existe pas ; la fin c’est maintenant…
La boussole anarchiste d’évaluation des actions : l’émancipation immédiate des individus
La fin est entièrement contenue dans les moyens. On retrouve là un des éléments fondamentaux de la pensée et de l’action de Gandhi. Du négatif ne peut pas sortir du positif. Donc la question, le problème à se poser, c’est la capacité de faire exister des agencements collectifs émancipateurs, des associations entre individus et entre associations émancipatrices, dès maintenant.
En ce sens l’anarchisme n’est pas une utopie : ce n’est pas une projection d’un ordre social qui voudrait faire table rase du passé. L’anarchisme du XIXème siècle ne veut pas faire table rase du passé. Il prétend au contraire s’inscrire dans une très longue histoire. Il veut reprendre l’expérience de l’humanité en sélectionnant ce qui est émancipateur et ce qui relève de la domination. L’anarchisme n’est ni hégélien, ni chrétien ; Il ne s’inscrit pas dans une histoire linéaire mais dans une histoire cyclique (vision qu’on retrouve dans la pensée indigène en Amérique du Sud) : L’idée que tout est toujours possible, qu’il faut toujours tout reprendre.
Le Projet libertaire : la recherche de la liberté concrète et réelle pour chaque individu, grâce à la création d’un monde commun, au moyen des coopérations
La Liberté, pour l’anarchisme, est toujours concrète, singulière et elle-même. Il n’y a pas de Liberté en général. Elle est toujours prise dans les choses ; il n’y a toujours que des situations singulières. La liberté ne peut être fondée que sur les raisons propres à chacun de vivre, sur le désir et la subjectivité. Chaque être, sans exception, est toujours la propre cause (aux deux sens du terme) de ce qu’il est. Des expériences de révoltes populaires du XIXème siècle qu’ils ont vécues, Coeurderoy ou Proudhon constatent que l’individu qui se révolte ne se bat pas pour une cause (drapeau, idée, projet…) : il se bat pour ce qu’il est. Pas pour un idéal extérieur.
La liberté passe par la façon dont ces raisons et ces désirs singuliers, subjectifs, des individus, peuvent s’associer, pour régler des conflits d’intérêts, de désirs, et donc pour produire une liberté encore plus grande. Bakounine s’opposait violemment à l’idée que « ma liberté s’arrête là où commence celle des autres ». Pour lui, au contraire, « ma liberté se multiplie avec celle des autres ». Mais ce n’est pas forcé ! Toute la question est dans les modalités d’association entre les individus !
ARKE en grec ancien, à l’origine, signifiait « principe premier, commencement ». L’AN-ARKE, l’anarchie, affirme l’absence de principe premier (Dieu, le roi, le patron, l’État…). Le principe premier pour l’anarchie c’est le multiple, le chaos. On part du milieu des choses, du chaos des choses telles qu’elles sont. Proudhon observe que dans la société, tout est solution pour mettre de l’ordre dans ce chaos, en inventant des principes premiers (Dieu, le roi, l’État…), mais que ce n’est pas la bonne méthode pour vivre dans ce réel, pour maîtriser le réel. La vrai méthode pour lui c’est : comment de l’anarchie première peut naître l’anarchie positive, c’est-à-dire la capacité des êtres (individus, communautés, entreprises, associations, animaux, arbres, planète terre…) à prendre conscience de la réalité collective du réel et d’autre part de leur capacité à inventer des formes d’associations et de coopérations qui libèrent le plus d’énergie et de liberté possible ?
Selon les anarchistes il y a autant de lois possibles que d’êtres et d’associations possibles. C’est l’association de ces forces avec leurs propres lois qui donnent le monde tel qu’il est. C’est ça l’idée libertaire : d’inventer par la pratique un monde commun ! Ce n’est pas évident, effectivement.
Comment, de l’intérieur du chaos du réel, peuvent naître des forces capables de s’associer pour créer un monde qui ne repose pas sur l’État, le patron, sur une autorité extérieure ? L’anarchie, c’est la façon dont chaque être, individu, entité, qui a sa propre raison d’être, s’associe à d’autres entités qui ont des lois différentes, et comment des lois peuvent s’associer en constituant un monde commun. Des questions très pratiques et empiriques, très concrètes. C’est à cette question que les penseurs et les mouvements ouvriers anarchistes ont tenté de répondre.
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(1) :Daniel Colson enseigne la sociologie à l’Université de Saint-Étienne. Il fait partie du CRESAL, une unité de recherche associée au CNRS, et milite au sein de l’association La Gryffe, une librairie libertaire de Lyon. Il est l’auteur notamment de Petit lexique philosophique de l’anarchisme – de Proudhon à Deleuze, livre de poche, 2001, et de La Compagnie des fonderies, forges et aciéries de Saint-Étienne (1865-1914): Autonomie et subjectivité techniques, Broché, 1997.
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