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La société change, et dans plusieurs directions opposées. D’un côté, on ne peut être que défaitiste et fataliste au vue de l’amplification des effets destructeurs du rouleau-compresseur du « marché », et au vue de ce que dans les pays occidentaux, les individus se sentent impuissants, démunis de toute capacité d’influencer sur la décision politique des élites. Les messages des médias principaux (et de la télé au premier chef) ne font rien pour contredire cette croyance irrationnelle sur laquelle repose nos sociétés, à savoir que le pouvoir politique doit être entièrement et ne peut-être dévolu qu’à des politiciens professionnels et aux experts (cas, par exemple et entre de nombreux autres, de la Banque Centrale Européenne, institution indépendante formée d’experts). C’est déjà ce que disait Socrate critiquant la démocratie athénienne (où, pour le coup, les décisions importantes, y compris de politique étrangère, étaient prises par l’assemblée ouverte à tous les citoyens – voir à ce sujet notamment les vidéos d’Étienne Chouard, très instructives, sur le site le Plan C).

 

De nos jours, on nous dit que la complexification du monde et la mondialisation des échanges rendraient une telle vérité encore plus évidente. Petit-à-petit, au fur et à mesure du travail des États – et de l’Europe pour ce qui nous concerne -, de plus en plus de pouvoirs politiques passent du simple citoyen aux experts non élus. C’est une tendance lourde de nos sociétés, qui va de pair avec la bureaucratisation et le centralisme étatique et qui nous a conduit à une accumulation de décisions politiques non guidées par l’intérêt commun mais plutôt par des intérêts particuliers. Un cercle vicieux : quand le citoyen n’a aucun pouvoir, il n’a aucun intérêt à être compétent en matière politique ou économique. « Puisque le public ne participe plus aux débats sur les questions nationales, il n’a aucune raison de s’informer des affaires civiques. C’est le déclin du débat public » (1).

 

A l’opposé d’un tel système, d’une telle de vision des choses autoritaire, centralisatrice, infantilisante et dé-responsabilisante (« donner nous votre argent par les impôts, l’État se chargera de tout ») qui est malheureusement celle de la majorité des gens aujourd’hui (il en a été tout autrement par le passé) il existe toute une tradition politique occidentale désormais totalement absente des débats, la tradition du républicanisme participatif (ou de démocratisme radical, on pourrait donner d’autres noms), qui de la Grèce antique aux villes et communes libres du Moyen-Age et aux combats révolutionnaires en France des assemblées communales, se base sur le fait que tout un chacun non seulement est compétent pour prendre part aux grandes décisions qui le concernent (que ce soit en terme social, économique…), mais doit le faire pour le bien de tous.

 

Sur Cantona, les banques et l’incompétence du citoyen lambda en matière économique et politique

 

Notre pouvoir et capacité politiques actuellement se résument grosso modo à 15 mn tous les 2 ans en moyenne (le temps de se rendre au bureau de vote). S’il en est ainsi, c’est qu’une culture dominante à réussi en même temps à imposer dans les consciences et les réflexes le fait que le citoyen ordinaire est incompétent en politique, qu’il est incapable de saisir la complexité des grands enjeux auxquels sa société fait face et que, dès, lors la politique doit être réservée aux élus et aux experts – particulièrement aux experts économiques. Une croyance vieille comme le monde, aussi vieille que sa rivale.

 

C’est ce qu’avait bien exprimé Christine Lagarde, alors ministre de l’Économie à la pointe de la « moralisation du capitalisme », en s’exprimant sur les propos d’Éric Cantona, qui en off devant une caméra, avait, relativisant l’effet des manifestations qui avaient alors lieu, répondu à un journaliste que ce qui pourrait réellement changer les choses serait que tout le monde retire son argent des banques… Cantona n’est pas économiste, il est footballeur, et doit donc rester dans son champ de compétence, le football, avait menacé, mi-inquiète, l’actuelle présidente du FMI. Une vision de la démocratie particulière.

 

Les médias dominants, particulièrement ces dernières années, ont définitivement joué un grand rôle dans l’imposition de cette idée d’incapacité politique dans les consciences, par exemple aux États-Unis : « Les journaux auraient pu servir à prolonger et élargir les assemblées communales. Au lieu de quoi, il sont adhéré à un idéal fallacieux d’objectivité et ont défini leur but comme la diffusion d’informations fiables – autrement dit, du type d’information qui tend non pas à promouvoir le débat mais à y couper court. Le trait le plus curieux de tout ceci est, bien sûr, que si les Américains se trouvent inondés d’informations, grâce aux journaux, à la télévision et autres média, les enquêtes rapportent régulièrement que leur connaissance des affaires publiques est constamment en déclin. En cet « âge de l’information », le peuple américain est notoirement mal informé. L’explication de cet apparent paradoxe crève les yeux, même si on l’énonce rarement » (2).

 

Nous nous trouvons là devant un cercle vicieux, assez universel : « une fois exclus effectivement du débat public pour motif d’incompétence, la plupart des Américains n’ont que faire des informations qui leur sont infligées en de si grandes quantités. Ils sont devenus presque aussi incompétents que leurs critiques l’ont toujours prétendu – ce qui nous rappelle que c’est le débat lui-même, et le débat seul, qui donne naissance au désir d’informations utilisables. En l’absence d’échange démocratique, la plupart des gens n’ont aucun stimulant pour les pousser à maîtriser le savoir qui ferait d’eux des citoyens capables » (3).

 

Les expériences concrètes - du passé ou actuelles - nous montrent pourtant que c’est par l’autonomie, l’auto-organisation et le ressaisissement du pouvoir politique par le bas que les gens ordinaires sont capables de changer concrètement les choses, même à une échelle grande échelle. C’était d’ailleurs le sens du mot démocratie à l’origine, celui de la participation de tous à la prise de décision politique, jusqu’à ce que l’idéologie libérale étatiste et centralisatrice vienne éclipser sa concurrente traditionnelle, cette vision politique traduction de pratiques politiques séculaires, qu’on peut résumer sous le terme de républicanisme participatif. Une pensée et une action politiques conscientes – car convaincues par la pratique – que les gens normaux sont compétents et suffisamment « qualifiés » pour analyser leurs problèmes et pour savoir ce qui est bon ou pas pour eux.

 

A l’opposé de la supercherie actuelle, la tradition du républicanisme participatif : le pouvoir politique réel du citoyen comme moyen de tendre vers l’amélioration des choses

 

Comme nous l’explique Christopher Lasch dans son excellent livre La Révolte des Élites, la supercherie actuelle de l’incompétence du citoyen ordinaire en matière économique et politique ne s’est ancrée dans les esprits que de manière assez récente : « [c]‘est l’idée de progrès qui a rendu possible de croire que des sociétés heureusement pourvues de l’abondance matérielle pourraient se dispenser de la participation active des citoyens ordinaires au gouvernement. A la suite de la Révolution Américaine, les libéraux ont commencé à soutenir – par opposition avec la conception plus ancienne selon laquelle « la vertu publique est le seul fondement des républiques », pour citer John Adams – qu’un système approprié de poids et de contrepoids (checks and balances) constitutionnels « rendrait avantageux même pour les méchants d’agir pour le bien public », selon la formule de James Wilson » (4). « Ayant renoncé au vieil idéal républicain de citoyenneté en même temps qu’à la condamnation républicaine du luxe, les libéraux n’avaient plus de motifs pour faire appel aux individus afin qu’ils subordonnent leur intérêt privé au bien public » (5).

 

« Nous sommes si occupés à défendre nos droits (droits pour l’essentiel conférés par décision judiciaire) que nous accordons peu de réflexion à nos responsabilités » (6), analyse Christopher Lasch. « La reconnaissance de l’égalité des droits est une condition nécessaire mais non suffisante de la citoyenneté démocratique. (…) Comme l’a fait remarquer Hannah Arendt, les Lumières ont compris les choses à l’envers. C’est la citoyenneté qui confère l’égalité et non pas l’égalité qui créé un droit à la citoyenneté. L’identité n’est pas l’égalité et, ajoute Hannah Harendt, « pour cette raison, l’égalité politique est le contraire même de l’égalité devant la mort… ou de l’égalité devant Dieu. » L’égalité politique – la citoyenneté – met à égalité des gens qui autrement sont inégaux dans leurs capacités, et l’universalisation de la citoyenneté doit donc être accompagnée non seulement par une formation théorique dans les arts de la citoyenneté mais par des mesures conçues pour assurer la distribution la plus large de la responsabilité économique et politique, dont l’exercice est encore plus important qu’une formation théorique pour enseigner à bien juger, à parler de manière claire et convaincante, à avoir la capacité de décider à être prêt à accepter les conséquences de nos actions. C’est en ce sens que la citoyenneté universelle implique tout un monde de héros. La démocratie a besoin d’un tel monde si la citoyenneté ne veut pas devenir une formalité vaine » (7).

 

Recréer le débat public et un vrai pouvoir politique du citoyen lambda à l’échelle locale: initiatives de bases et journalisme comme prolongement de la séance de l’assemblée communale

 

« Un des rédacteurs du magazine The New Republic, Mickey Kaus, écrit Christopher Lasch, a avancé une interprétation du malaise dans la démocratie sous le titre provocateur et légèrement trompeur de The End of Equality (La Fin de l’égalité) (1992), interprétation qui a beaucoup de choses en commun avec celle que j’avance moi-même dans les pages qui vont suivre » (8) : « Selon Kaus, la menace la plus sérieuse contre la démocratie à notre époque ne provient pas tant de la répartition injuste des richesses que du déclin ou de l’abandon des institutions publiques dans le cadre desquelles les citoyens se rencontrent en égaux » (9). « Ce que demande la démocratie, c’est un débat public vigoureux, et non de l’information. Bien sûr, elle a également besoin d’information, mais le type d’information dont elle a besoin ne peut être produit que par le débat. Nous ne savons pas quelles choses nous avons besoin de savoir tant que nous n’avons pas posé les bonnes questions, et nous ne pouvons poser les bonnes questions qu’en soumettant nos idées sur le monde à l’épreuve de la controverse publique » (10).

 

Heureusement, les résistances et alternatives à l’état actuel des choses, qui constituent en elles-mêmes autant de lieux de débats salvateurs, sont de fait très nombreuses et sont présentes pour ainsi dire partout dans le monde : entreprises familiales et petites entreprises qui résistent, solidarités locales et associations de toutes sortes, associations de quartier, agriculture saine et paysanne, expériences de démocratie directe locale, création de monnaies citoyennes, multiplications des pratiques de coopération et de prise de décision collective au sein de groupes et formations à ces pratiques (les 27 Forums Ouverts organisés dans toute la France par les Colibris, l’Université du Nous avec ses formations en participation consciente – on paie à mesure de ce que l’on peut -, un modèle économique qui n’empêche pas le développement de l’association -, les Maîtres ignorants sur Paris…), universités populaires et conférences de toute sorte, comités locaux sur l’audit citoyen de la dette publique, moyens de se doter d’une constitution réellement démocratique (notamment, grâce au processus du tirage au sort) avec toute l’action d’Etienne Chouard, des forums et des gentils virus, finance citoyenne, vente directe, artisanat, coopératives, auto-gestion, petites industries, résistances locales, habitats et propriété alternatifs (en coopérative, décisions prises en assemblée) écologiques et naturels, villes en transition, réseau des villes lentes, éco-villages…

 

Or, un de nos principaux problèmes est que les grands médias et la télévision parlent peu de ces thèmes et initiatives – car ce ne sont pas forcément ceux qui rapportent le plus en terme de publicité – et surtout ne font pas le lien entre toutes ces réalités. Le local est trop souvent dévalorisé – et particulièrement son volet politique – et rejeté comme insignifiant au regard de la marche du monde.

 

Un journalisme conscient aujourd’hui devrait se faire l’amplificateur de ces mouvements de base et de leurs actions communes, la tribune et le reflet de ces mouvements de fond porteurs d’alternatives, à la voix trop souvent tue, afin de les valoriser et de se faire l’écho de leurs débats internes, de leurs avancées et reculs, de leurs échanges et coopérations qui s’amplifient.

 

Au États-Unis comme dans la France révolutionnaire (où le nombre de quotidiens de presse était infiniment plus grand qu’aujourd’hui), un tel type de journalisme a jadis été florissant. Ainsi, aux États-Unis, « les rassemblements de masse et les joutes oratoires habituelles faisaient de la vie politique au XIXe siècle un objet qui intéressait passionnément le public, et le journalisme servait dans ce contexte de prolongement à la séance de l’assemblée communale. La presse du XIXe siècle a créé un forum ouvert à tous où l’on disputait avec chaleur des problèmes. Non seulement les journaux rendaient compte des controverses politiques mais ils y prenaient part, en y entraînant aussi leurs lecteurs. La culture de l’imprimé reposait sur les restes d’une tradition orale. L’imprimé n’était pas encore le moyen exclusif de communication, et il n’avait pas non plus rompu ses attaches avec la langue parlée. Le langage de l’imprimé était encore façonné par les rythmes et les exigences du mot parlé, en particulier par les conventions de l’argumentation orale. L’imprimé servait à créer un forum plus vaste pour le mot parlé et pas encore à le remplacer ou à le refaçonner » (11).

 

Un journalisme dans la tradition duquel Populaction voudrait s’inscrire, à côté d’autres médias qui la perpétuent de nos jours. Les articles et témoignages sont les bienvenus !

 

NOTES :

 

(1) : Christopher Lasch, La révolte des élites et la trahison de la démocratie, Éditions Flammarion, 2007, p. 168

(2) : Ibid, p .23

(3) : Ibid, p. 23

(4) : Ibid, p. 102-103

(5) : Ibid, p. 104

(6) : Ibid, p. 98

(7) : Ibid, p. 97

(8) : Ibid, p. 31

(9) : Ibid, p. 31

(10) : Ibid, p. 168

(11) : Ibid, p. 169-170