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Nous reparlerons souvent des zapatistes. Leurs modes de gouvernement et de prise de décision politique sur le modèle de la démocratie directe ont déjà été abordés dans par « Une nouvelle étape du zapatisme. Caracoles et conseils de bon gouvernement » et « Caracoles et conseils de bon gouvernement. Une autre façon de gouverner : «Commander en obéissant» » et seront détaillés et questionnés dans un prochain article.

Le présent texte s’appuie, d’une part, sur le très instructif et passionnant ouvrage de Jérôme Baschet, La Rébellion zapatiste – Insurrection indienne et résistance planétaire (1), et d’autre part, sur le livre d’Ignacio Ramonet, Marcos – La dignité rebelle – Conversations avec le sous-commandant Marcos (2). A travers notamment de nombreuses citations de propos, interventions ou déclarations des zapatistes eux-mêmes, il permettra au lecteur de situer le mouvement, ses origines et ses réalisations, son histoire, pour mieux pouvoir appréhender son présent et mieux comprendre sa force et sa richesse.

 

« Le zapatisme n’est pas une nouvelle idéologie politique, ni un réchauffé de vieilles idéologies. Le zapatisme n’est pas, n’existe pas. Il se contente de servir, comme servent les ponts, pour traverser d’un côté à l’autre. C’est pourquoi, dans le zapatisme, tous ont leur place, tous ceux qui veulent traverser d’un côté à l’autre… Il n’y a ni recettes, ni lignes, ni stratégies, ni tactiques, ni lois, ni règlements, ni consignes universelles. Il y a seulement une aspiration : construire un monde meilleur, c’est-à-dire neuf. En résumé : le zapatisme n’appartient à personne, et pour cela, il est à tout le monde. »

Sous-commandant Marcos ( 5 mai 1996) (3)

 

LES ORIGINES DU ZAPATISME : SITUATION GÉOGRAPHIQUE, DÉMOGRAPHIQUE ET SOCIALE DE L’ÉTAT DU CHIAPAS AU MEXIQUE


 

L’État du Chiapas au Mexique est un des 32 États des États-Unis du Mexique, et se situe à l’extrême sud du pays, à la frontière avec le Guatemala, sur une surface équivalent à deux fois et demie la Belgique. C’est un État montagneux, forestier et humide, qui compte quelques 3 millions d’habitants, dont un tiers d’Indiens. « A l’exception des Zoques, apparentés aux Popolucas et aux Mixes, on y trouve une majorité de groupes appartenant à la famille maya du Mexique : Tzotziles, Tzeltales, Choles, Tojolabales, Lacandones, Mames, Mochos, Kakchikeles, avec un total de douze groupes linguistiques.(4) »

 

LE PROCESSUS D’AUTO-TRANSFORMATION DU MOUVEMENT ZAPATISTE, AU SERVICE DES POPULATIONS : UNE LEÇON DE POLITIQUE


 

« Nous ne sommes pas désireux de nous emparer de l’État, comme Trotsky et Lénine, mais de nous emparer du monde… Ce qu’il faut prendre n’a pas de dimensions physiques, ni de rapports avec les couleurs des saisons. Ce n’est pas un port, ni une capitale… ce qui est à prendre, c’est nous-mêmes. »

A. Trocchi, Technique du coup du monde. (5)

Pour comprendre la maturité du mouvement, il faut comprendre que « le zapatisme ne naît pas le 1er janvier 1994 et qu’existe alors, derrière et autour de lui, un ample mouvement social, fort de vingt ans au moins de luttes et d’expériences accumulées par les paysans indigènes du Chiapas (6) ». L’Ezln, l’Armée Zapatiste de Libération Nationale, est créée en 1983, au cœur de la forêt Lacandone, au Chiapas, par quelques poignées de militants. Dès les années 1985-1987 le contact avec les communautés indigènes se fait plus étroit, entraînant une certaine tension entre le mode de fonctionnement de l’Ezln, hiérarchique, et celui des communautés locales habituées à la prise de décision à travers la discussion collective et la recherche de l’accord : « dans notre optique de guérilleros, rapporte le sous-commandant Marcos, ils étaient des gens exploités qu’il fallait organiser et auxquels il fallait montrer le chemin. Nous étions la lumière du monde!… Ils étaient des aveugles à qui nous devions ouvrir les yeux (7) ».

Mais ce que ces militants découvrent, c’est un « mouvement indigène avec une longue tradition de lutte, avec beaucoup d’expérience, une grande résistance et une grande intelligence aussi« , une réalité à laquelle nous n’étions pas préparés », « un monde nouveau face auquel nous n’avions pas de réponse ». ( …) C’est ainsi que commence « le processus de transformation de l’Ezln, d’armée d’avant-garde révolutionnaire en une armée des communautés indigènes, une armée qui fait partie d’un mouvement indigène de résistance, parmi d’autres formes de lutte. Nous autres, nous ne voyions pas les choses ainsi; pour nous la lutte armée était la colonne vertébrale, le degré suprême, etc. Mais ensuite, l’Ezln, au moment où il s’imbrique avec les communautés, devient un élément supplémentaire de toute cette résistance, il est est contaminé par les communautés et se subordonne à elles (8) ». Marcos qualifie ce processus de première « défaite de l’Ezln », mais c’est cette « défaite » qui lui permet de survivre et de croître (« Si l’Ezln ne l’avait pas acceptée, il se serait isolé, il serait resté petit, il aurait disparu »).

Les croyances et convictions des militants de l’Ezln vont dès lors grandement évoluer. « Nous avions une conception très carrée de la réalité. Lorsque nous nous sommes heurtés à la réalité, ce carré s’est trouvé tout cabossé. Comme cette roue qui se trouve là. Et il commence à rouler et à se polir au contact des communautés. Il n’a alors plus rien à voir avec ce qu’il était au début. Aussi, lorsqu’on me demande : qu’est-ce-que vous êtes ? Marxistes, léninistes, castristes, maoïstes ou quoi ? Je ne sais pas. Vraiment, je ne sais pas. Nous sommes le produit d’une hybridation, d’une confrontation, d’un choc dans lequel – heureusement, je crois – nous avons perdu (9) ». Naît ainsi la quadrature du cercle, ou plutôt la transmutation du carré au cercle, c’est-à-dire un processus qui transcende les définitions initiales et produit un mélange inédit (…) Du coup est né quelque chose de neuf (ce qui ne veut pas dire « bon »), ce qu’on connaît aujourd’hui comme le néo-zapatisme » (22 octobre 1994). « Le zapatisme se pense donc comme le produit hybride d’une interaction, et plus fondamentalement encore comme un processus constant de transformation de soi (10) ».

 

1er JANVIER 1994 : SOULÈVEMENT, RETENTISSEMENT ET DÉPÔT DES ARMES


 

Le 1er janvier 1994, date symbolique d’entrée en vigueur de l’ALENA, « pour protester contre le sort des Indiens et attirer, de manière dramatique, l’attention internationale sur la destinée de ces communautés humaines qui comptent parmi les plus délaissées du monde, le sous-commandant Marcos et l’Ezln se sont donc insurgés. Après des combats s’étant soldés par des dizaines de morts, les zapatistes occupèrent, le 1er janvier 1994, quatre villes importantes du Chiapas, dont San Cristobal de las Casas (50 000 habitants) (11) ».

« Premier « cyberguérillero », explique Ignacio Ramonet dans son introduction, Marcos, maniant le masque et la plume, a pu nouer des relations solidaires avec des centaines d’associations civiques, des organisations non gouvernementales (ONG) et des dizaines de personnalité ou d’intellectuels engagés dans la défense des droits des minorités ou contre la mondialisation néolibérale. Sa force de frappe médiatique s’est révélée plus originale, et en définitive plus efficace, que celle de l’État mexicain lui-même. Au point que, dès le 12 janvier 1994, soit à peine onze jours après le début de l’insurrection, Marcos abandonnait définitivement le choix des armes. Jamais les zapatistes ne commettront d’attentat, ni d’assassinat. Ils ne tireront plus un coup de fusil et adopteront, pour gagner les cœurs et les esprits de l’opinion publique, une stratégie non violente (12) ».

« L’Eznl accepte de négocier avec le gouvernement, ce qui conduit dans un premier temps au dialogue dans la cathédrale de San Cristobal, en février 1994, qui ne donne lieu à aucun accord, puis au dialogue de San Andrès, qui aboutit aux accords sur « Droits et culture indigènes », signés par l’Ezln et le gouvernement mexicain, le 16 février 1996 (13) ».

 

L’AUTO-TRANSFORMATION DE LA SOCIÉTÉ : »LA DÉMOCRATIE EST QUELQUE CHOSE QUI SE CONSTRUIT D’EN BAS ET AVEC TOUS »


Une des originalités majeures des zapatistes est qu’ils luttent, non pas pour accéder aux fonctions suprêmes, mais pour « la construction d’une pratique politique qui ne cherche pas la prise du pouvoir mais l’organisation de la société » (30 août 1996). « Le zapatisme armé qui naît en 1994 commence à se convertir en quelque chose de neuf, au moment où il rencontre le zapatisme civil au Mexique et dans le monde, des gens qui pensent comme nous, qui luttent pour la même chose mais qui ne sont pas armés et n’ont pas de passe-montagne (14) » (30 juin 1996).

En janvier 1994, juste après le soulèvement, les zapatistes se mettent à l’écoute des réactions de la société mexicaine : « nous pensions que le peuple ou bien n’allait pas nous prêter attention ou bien allait se joindre à notre combat. Mais il n’a réagi d’aucune de ces deux manières. Il se trouve que tous ces gens, qui étaient des milliers, des dizaines de milliers, des centaines de milliers, peut-être des millions, ne voulaient pas se soulever avec nous , mais ne voulaient pas non plus que nous nous battions, ni que nous soyons écrasés. Ils voulaient que nous dialoguions. Cela brise totalement notre schéma et achève de définir le zapatisme, le néozapatisme… le Comité clandestin révolutionnaire indigène, c’est-à-dire la direction du mouvement, dit : ici, il y a quelque chose de nouveau et nous ne savons pas ce que c’est, arrêtons-nous pour voir ce qui se passe…. C’est ainsi que nos camarades des comités, du Comité clandestin, ont décidé qu’il fallait parler avec les gens, pour voir comment nous devions poursuivre la lutte » (15).

Le 20 janvier, l’Ezln annonce qu’il « n’a jamais prétendu que sa forme de lutte était la seule légitime… Notre forme de lutte n’est pas la seule, et pour beaucoup elle n’est peut-être même pas adéquate… L’Ezln n’a jamais prétendu que son organisation était la seule véritable, honnête et révolutionnaire au Mexique ou au Chiapas… Nous ne prétendons pas être l’avant-garde historique, une, unique et véritable ». « Nous pensons que le changement révolutionnaire au Mexique ne sera pas le produit d’une action dans une seule direction. C’est-à-dire qu’elle ne sera pas, au sens strict, une révolution armée ou une révolution pacifique. Elle sera essentiellement une révolution résultant d’une lutte sur plusieurs fronts sociaux avec de nombreuses méthodes, sous différentes formes sociales, avec des degrés divers d’engagement et de participation. Son résultat ne sera pas celui d’un parti, d’une organisation ou d’une alliance d’organisations triomphant avec son projet social propre, mais plutôt d’une sorte d’espace démocratique de résolution de la confrontation entre diverses propositions politiques …. Le changement révolutionnaire au Mexique ne se fera pas sous une direction unique avec une seul organisation homogène et un caudillo [chef] qui la guide… De l’action même de la société civile mexicaine, et non de la volonté du gouvernement ou de la force de nos fusils, sortira la possibilité réelle d’un changement démocratique au Mexique. (16) »

« En août 1995, les zapatistes organisent une consultation nationale et internationale pour demander à ses membres et sympathisants ainsi qu’à la société civile en général « si l’Ezln doit se transformer en une force politique indépendante et nouvelle » et « former avec d’autres forces et organisations une nouvelle organisation politique ». En réponse à cet « exercice citoyen sans précédent (…) qui exprima clairement le désir de voir les zapatistes participer à la vie politique civile du pays », la quatrième Déclaration de la Selva Lacandona annonce, le 1er janvier 1996, le début du processus qui doit conduire, à partir de la formation de comités de base dans tout le pays, à la constitution du Front zapatiste de libération nationale (17) », une « nouvelle force politique nationale » « qui ne soit pas un parti politique. Une force politique qui puisse organiser les demandes et propositions des citoyens (…) Une force politique qui ne lutte pas pour la prise du pouvoir politique, mais pour une démocratie dans laquelle celui qui commande commande en obéissant » (1er janvier 1996).

« Nous voulons participer directement aux décisions qui nous concernent, contrôler nos dirigeants, quelle que soit leur filiation politique, et les obliger à commander en obéissant. Nous ne luttons pas pour la prise du pouvoir, nous luttons pour la démocratie, la liberté et la justice » (30 août 1996).

« Pourtant, au cours de l’année 2001, nous apprend Jérôme Baschet (18), le refus de la conquête du pouvoir d’État trouve une justification d’un type nouveau. Opérant une jonction avec l’analyse des effets de la globalisation, Marcos souligne que le pouvoir, échappant désormais aux États nationaux, est transféré à la puissance supranationale du capital financier. Il en découle un constat lapidaire : « le lieu du pouvoir est désormais vide » (19). Et une conséquence logique : « Cela ne sert donc à rien de conquérir le pouvoir. »

Avant l’élection présidentielle de 2000, qui devait mettre fin à plus de 70 ans de pouvoir du PRI (Parti révolutionnaire institutionnel) en portant aux plus hautes fonctions Vicente Fox, les zapatistes rappellent leur position : « La démocratie électorale n’épuise pas la démocratie, mais elle est une part importante de celle-ci. C’est pourquoi nous ne sommes pas anti-électoralistes. Nous considérons que les partis politiques ont un rôle à remplir (nous ne sommes pas non plus antipartis, bien que nous soyons critiques envers la pratique des partis) »; « Le temps électoral n’est pas le temps des zapatistes. Non seulement parce que nous sommes sans visage et à cause de notre résistance armée. Aussi et surtout à cause de notre désir de trouver une nouvelle forme de pratique politique, qui a peu ou rien à voir avec la forme actuelle ». « Dans la vision zapatiste, la démocratie est quelque chose qui se construit d’en bas et avec tous (…) La démocratie est l’exercice du pouvoir par les gens tout le temps et en tous lieux » (19 juin 2000).

L’action politique concrète des zapatistes témoigne bien du fait que le mouvement zapatiste « fonde ses valeurs essentielles sur l’inclusion et la tolérance » (30 juin 1996). Les zapatistes acquièrent petit-à-petit le respect de la part d’une large frange de la société mexicaine, car existe une unité et une cohérence remarquables entre leurs propos et leurs actions concrètes. Soucieux d’éviter le sectarisme entre les diverses forces et de promouvoir le dialogue, ils se tournent par exemple régulièrement vers leurs adversaires politiques, pour essayer de les convaincre.

 

LE POLITIQUE EN ŒUVRE : AUTONOMIE COMMUNALE, ASSEMBLÉES, PRINCIPES DU COMMANDER EN OBÉISSANT, DE LA ROTATION DES CHARGES ET DE LA NON PROFESSIONNALISATION DES FONCTIONS POLITIQUES


 

« Dans un texte important qui explique la portée des accords de San Andrès et leurs limites, l’Ezln indique qu’il s’agit de « construire des instances autonomes qui, sans être exclusivement indigènes, font partie de la structure de l’État et rompent avec le centralisme », et précise que l’autonomie est conçue « dans le contexte d’une lutte nationale beaucoup plus ample et diverse, comme un élément de l’autonomisation de la société civile dans son ensemble. Il est parfaitement clair pour l’Ezln qu’il n’est pas possible de triompher de l’ancien régime grâce à la seule autonomie indigène, et que cela ne sera possible qu’avec l’autonomie, l’indépendance et la liberté de tout le peuple mexicain » (15 février 1996). Ainsi, l’autonomie zapatiste ne concerne pas seulement les peuples indigènes: elle est une forme d’organisation politique décentralisée et participative, que déjà Zapata s’efforçait de faire naître sous le nom de « municipe libre », et qui vaut donc pour tous les Mexicains. Ainsi (…) l’autonomie zapatiste – autonomie du peuple autant qu’autonomie indigène – n’est rien d’autre que l’auto-gouvernement de la société l’emportant sur la logique du pouvoir d’État (20) ».

Entre 1995 et 1996, une quarantaine de villages se sont déclarés communes autonomes rebelles. Comme on l’a vu, les habitants tirent profit de plusieurs décennies de pratique collective. « En particulier, la colonisation de la Selva Lacandona donne lieu, surtout à partir des années 70, à la création d’un nouveau type d’expérience communautaire, où les références indiennes sont ravivées par la thématique chrétienne de la communauté fraternelle de tous les fidèles. Là, s’organisent des « néo-communautés », « en rupture avec la tradition communautaire » (Y. Le Bot), de sorte que le caciquisme comme le poids des « anciens » et des « principaux » s’effacent au profit d’une réactivation de l’assemblée communautaire et de la participation collective aux décisions. Ainsi, le type de communauté auquel se réfère le zapatisme, pour s’efforcer d’en renforcer les aspects collectifs et horizontaux, n’est nullement la reproduction d’une « tradition millénaire », mais bien la création militante d’une réalité neuve, au sein de laquelle convergent les éléments d’une expérience ancienne des indigènes, la pastorale de la théologie de la libération et les idéaux collectifs issus des différentes espèces de la « foi socialiste » (M. Lowy) (21) ».

En témoigne le fait que « les municipes autonomes reconnaissent le rôle fondamental des femmes, qui brandissent les « Lois révolutionnaires des femmes » comme une arme bien utile pour revendiquer une égalité qui, comme partout dans le monde, est toujours à conquérir. (…) Au reste, n’importe quel membre des municipes autonomes le dirait : la tradition n’est pas nécessairement bonne; il faut garder ce qu’elle suggère de positif et se débarrasser de ce qui ne convient plus. Et la commandante Esther le rappelle à la tribune du parlement : « Nous les femmes, savons lesquels des us et coutumes sont bons et lesquels sont mauvais » (28 mars 2001) (22) ».

 

« Il ne s’agit pas de conserver le passé mais de réaliser ses espérances, tandis qu’aujourd’hui le passé continue comme destruction du passé. »

M. Horkheimer – Th. Adorno, Dialectique de la raison

 

A côté de la mise en pratique de la prise de décision en assemblée communale, d’autres principes appliqués au sein des communes zapatistes « entendent s’attaquer plus particulièrement à la dérive de toute délégation de pouvoir et de toute représentation, qui tend à se constituer en instance séparée et à faire prévaloir ses intérêts particuliers sur les intérêts généraux de ceux qu’elles représentent (…) C’est pourquoi, lors de la réunion du Forum indigène en février 1996 (converti par la suite en Congrès national indigène), sont énoncées les règles suivantes: »servir et non se servir » (servir de pont et non pas se servir de la fonction pour s’élever au-dessus des autres) ; « représenter et non supplanter » (empêcher que la représentation ne se substitue à ceux qu’elle représente) ; « construire et non détruire » (non pas détruire les autres organisations, mais rechercher une convergence et un consensus) ; « obéir et non commander » (le peuple ou les membres de l’organisation commandent, les délégués sont leurs serviteurs) ; « proposer et non imposer » (il faut « écouter les conceptions qui sont différentes des nôtres », rien ne peut être décidé qui ne soit pas expliqué et accepté) ; « convaincre et non vaincre » (convaincre pour unir et non vaincre en divisant) ; « descendre et non monter » (les délégués doivent réunir l’information et les demandes auprès de la base et non se projeter dans une sphère séparée, au-dessus d’elle) (…)

Le fameux mandar obedeciendo (commander en obéissant) résume ces exigences et, pour cela, prend place au centre d’une vision de la politique et de la démocratie qui n’appartient pas en propre aux zapatistes et s’exprime ainsi amplement à l’intérieur du mouvement indigène (23). » Le 26 février 1994, durant le dialogue de la cathédrale, un communiqué explique le mandar obedeciendo : « Notre chemin a toujours été que la volonté de la majorité se fasse commune dans le cœur des hommes et des femmes de commandement. Cette volonté majoritaire était le chemin que devait suivre le pas de celui qui commandait. Si sa marche s’écartait de ce que les gens tenaient pour raison, le cœur qui commandait devait être changé pour un autre qui obéisse. Ainsi naquit notre force dans la montagne : celui qui commande obéit s’il est authentique, celui qui obéit commande à travers le cœur commun des hommes et des femmes véritables. Un mot vint de loin pour que cette manière de gouverner soit nommée, et ce mot nomma « démocratie » notre chemin, qui avançait bien avant que les mots ne cheminent. » (24)

 

LES CONSEILS DE BON GOUVERNEMENT : LA FÉDÉRATION DES COMMUNES AUTONOMES ZAPATISTES


 

Les communiqués de juillet 2003 de l’Ezln annoncent que, « conformément au droit des municipios à « s’associer pour coordonner leurs actions », reconnu par les accords de San Andrès, les communes autonomes créent, dans chacune des cinq zones zapatistes, leur propre Conseil de bon gouvernement, instance régionale émanant des autorités municipales (siègent dans le Conseil deux représentants de chacun des municipes concernés, relayés au terme de courtes périodes de quelques semaines) (25) ».

« Pour évaluer la portée des nouvelles structures, il faut souligner que les municipalités autonomes conservent leurs attributions antérieures (…) L’auto-évaluation de ses résultats se veut modeste, et le plus important est sans doute « le processus par lequel des populations entières apprennent à gouverner ». Comme l’ont écrit plusieurs membres des Conseils, « nous avons appris comment résoudre nos problèmes, comment faire des accords avec d’autres organisations ou d’autres autorités (…) Nous avons appris de manière rotative notre forme de gouvernement avec l’expérience de tous (…) Tous, nous avons été gouvernement; cela a été un gouvernement collectif ». Ainsi, la rotation rapide des charges, en dépit de sérieux inconvénients pratiques (une aberration au regard du principe d’efficacité gestionnaire!), répond à un objectif fondamental : rompre avec la spécialisation des fonctions gouvernementales, soumises au contrôle d’une classe politique professionnelle. Que le plus grand nombre possible participe, par roulement, aux tâches de gouvernement apparaît comme le moyen pratique de réduire la distance entre gouvernants et gouvernés et de consolider le principe qui exige de « commander en obéissant ». A l’inverse des effets d’une conception de la politique comme activité spécialisée, la diffusion des compétences politiques dans le corps social est tenue pour la condition d’un meilleur contrôle des autorités, susceptible de maintenir leur action en accord avec leur mandat et de prévenir les dérives de la délégation et de la corruption. Même s’il faut se garder de toute idéalisation, il s’agit bel et bien d’une « école de gouvernement », par laquelle des communautés rebelles tentent de construire un véritable auto-gouvernement et, indissociablement, une réalité sociale neuve (26) »

 

LE ZAPATISME : UNE ARTICULATION POLITIQUE SALVATRICE ENTRE LOCALISME, NATIONALISME ET INTERNATIONALISME


 

La Seconde Déclaration de La Realidad, le 3 août 1996, appelle à créer « un réseau intercontinental de résistance pour l’humanité et contre le néolibéralisme », pour privilégier la recherche d’un « écho qui se convertisse en de nombreuses voix, en un réseau de voix, qui opte pour se dire lui-même, se sachant un et multiple, se connaissant identique dans son inspiration à écouter et à se faire écouter, se reconnaissant différent dans les tonalités et les forces des voix qui le forment » (3 août 1996).

Les zapatistes mettent en pratique l’impératif démocratique local pour l’amélioration de la vie des mexicains mais sont loin de se désintéresser de la politique nationale. Leurs analyses de la politique internationale et de la perte de souveraineté des États nationaux, seuls remparts possibles contre le « tout à l’argent » et la domination des marchés financiers, se révèlent d’un grand intérêt pour nous, européens, à l’heure où nous sommes directement confrontés, que ce soit en Espagne ou en Grèce, à cette réalité que jusque là nous observions de loin en considérant notamment le sort des États africains.

Mais cette mise en avant par les zapatistes de l’État national, d’une part, comme rempart contre la toute puissance des marchés, et des communes autonomes, d’autre part, comme moyens d’émancipation démocratique pour les citoyens ne doit pas nous induire en erreur en rapprochant leurs actions de certaines revendications xénophobes qui trouvent un certain écho aujourd’hui en Europe. Au contraire, depuis l’origine et de manière constante les zapatistes prouvent et expliquent que les solutions à nos maux se trouvent dans le dialogue constructif et pacifiste entre les peuples, quitte à se passer des instances étatiques pour cela. Écoutons par exemple les propos du sous-commandant Marcos : « Tout cela [le zapatisme, Seattle, le Forum Social mondial de Porto Alegre, les diverses initiatives de résistance en Europe, en Asie, en Afrique, etc.] offre une alternative à une autre résistance qui est en train de se faire. Je pense à la résistance de type fondamentaliste, qu’elle soit religieuse ou ultranationaliste. Ces résistances s’opposent aussi à la mondialisation, mais en s’inspirant de bases ethniques, culturelles, linguistiques ou religieuses. Ce fondamentalisme prétend, lui aussi, construire un monde, mais un monde composé de petites îles, un archipel, où chaque seigneur local est un cacique, le roi de tout. Je pense aux mouvements fondamentalistes religieux qui étaient naguère limités, semble-t-il, à l’Asie ou au Proche-Orient, mais qui maintenant s’étendent à l’Europe et aux États-Unis. On trouve, parmi eux, des mouvements ultranationalistes fanatiques, qui peuvent commettre des attentats meurtriers, au nom de leurs valeurs, et qui proposent une réponse à la globalisation tout aussi absurde, dogmatique et irrationnelle. Ces fanatiques affirment : ici, dans ce petit îlot de l »archipel mondial, ne peuvent vivre que ceux qui sont comme moi. Et ce « qui sont comme moi » signifie bien des choses, pas seulement une allusion à des traits physiques irrémédiables comme la couleur de peau, des yeux ou des cheveux, mais également à l’origine ethnique, la langue, la religion, etc. Ce dogmatisme religieux ou nationaliste prétend parfois être une forme de résistance à la globalisation, quand, en réalité, il n’est qu’une manifestation d’intolérance, d’obscurantisme et de sectarisme.(27) »

Le message des zapatistes, parce qu’il est réellement collectif, fait chaud au cœur et à la raison : « construire l’internationale de l’espérance… pardessus les frontières, les langues, les couleurs, les cultures, les sexes », « La dignité est cette patrie sans nationalité, cet arc-en-ciel qui est aussi un pont, ce murmure du cœur qui ne se soucie pas du sang qui le vit, cette irrévérence rebelle qui se moque des frontières, des douanes et des guerres (28) ».

 

NOTES :

 

(1) : Jérôme Baschet, La Rébellion zapatiste – Insurrection indienne et résistance planétaire, Flammarion, Paris, 2005, nouvelle postface (2005). Cet ouvrage a initialement paru aux Éditions Denoël, en 2002, sous le titre L’Étincelle zapatiste. Insurrection indienne et résistance planétaire.

(2) : Ignacio Ramonet, Marcos – La dignité rebelle – Conversations avec le sous-commandant Marcos, Éditions Galilée, Collection l’espace critique, 2001

(3) : Cité en épigraphe de Jérôme Baschet, La Rébellion zapatiste – Insurrection indienne et résistance planétaire, Flammarion, Paris, 2005, nouvelle postface (2005) = , p. 9

(4) : Carlos Montemayor, Chiapas, la rébellion indigène du Mexique, trad. Rémy Kachadourian, Paris, Syllepse, 2001 , cité dans Ignacio Ramonet, Marcos – La dignité rebelle – Conversations avec le sous-commandant Marcos, Éditions Galilée, Collection l’espace critique, 2001, p. 21

(5) : Cité par Jérôme Baschet, La Rébellion zapatiste – Insurrection indienne et résistance planétaire, Flammarion, Paris, 2005, nouvelle postface (2005), p. 49

(6) : Jérôme Baschet, La Rébellion zapatiste – Insurrection indienne et résistance planétaire, Flammarion, Paris, 2005, nouvelle postface (2005), p. 21

(7) : Cité dans Y. Le Bot, Sous-commandant Marcos. Le rêve zapatiste, Paris, Seuil, 1997.

(8) : Citations tirées de Y. Le Bot, Sous-commandant Marcos. Le rêve zapatiste, Paris, Seuil, 1997, et reprises par Jérôme Baschet, p. 53

(9) : Citations reprises par Jérôme Baschet tirées de la vidéo réalisée le 24 octobre 1994 par C. Castillo et T. Brisac, diffusée par Arte le 8 mars 1995 sous le titre « La véridique légende du sous-commandant Marcos »

(10) : Jérôme Baschet, La Rébellion zapatiste – Insurrection indienne et résistance planétaire, Flammarion, Paris, 2005, nouvelle postface (2005), p. 54

(11) : Ignacio Ramonet, Marcos – La dignité rebelle – Conversations avec le sous-commandant Marcos, Éditions Galilée, Collection l’espace critique, 2001, p. 22

(12) : ibid, p. 24

(13) : Jérôme Baschet, La Rébellion zapatiste – Insurrection indienne et résistance planétaire, Flammarion, Paris, 2005, nouvelle postface (2005), p. 37

(14) : L’adoption du passe-montagne par les zapatistes vise à rendre visible les invisibles qu’ils sont.

(15) : Y. Le Bot, Sous-commandant Marcos. Le rêve zapatiste, Paris, Seuil, 1997, cité par Jérôme Baschet, p. 56

(16) : cité par Jérôme Baschet, p. 57

(17) : Jérôme Baschet, La Rébellion zapatiste – Insurrection indienne et résistance planétaire, Flammarion, Paris, 2005, nouvelle postface (2005), p. 58-59

(18) : ibid, p. 72

(19) : Ignacio Ramonet, Marcos – La dignité rebelle – Conversations avec le sous-commandant Marcos, Éditions Galilée, Collection l’espace critique, 2001

(20) : Jérôme Baschet, ibid, p. 224

(21) : ibid, p. 246

(22) : ibid, p. 223

(23) : ibid, pp. 85-86

(24) Cité dans Jérôme Baschet, ibid, p. 87

(25) : ibid, pp. 285- 286

(26) : ibid, pp. 289-290

(27) : Ignacio Ramonet, Marcos – La dignité rebelle – Conversations avec le sous-commandant Marcos, Éditions Galilée, Collection l’espace critique, 2001, pp. 45-46

(28) : Cité par Jérôme Baschet, La Rébellion zapatiste – Insurrection indienne et résistance planétaire, Flammarion, Paris, 2005, nouvelle postface (2005), p. 230