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Un double-article (lire également « Les sociétés et les peuples autochtones regardent le même paysage mais voient des choses différentes ») passionnant, fruit des séjours de Marion Urban en territoires navajo et Hopi. Marion Urban, grand reporter, diplômée du Centre universitaire de l’Enseignement du Journalisme de Strasbourg, a collaboré à plusieurs médias internationaux de la presse écrite et de la radio.

 

Où l’on apprend que là-bas aussi l’aveugle loi de l’argent menace dangereusement des populations (eaux contaminées par l’uranium, destruction de la nappe phréatique…), qui, comme ailleurs, se battent pour continuer à pouvoir vivre normalement. Au delà, et dans leurs confrontations avec le rouleau-compresseur « rationnel » moderne, ce sont des cultures extraordinaires que l’on découvre : recherche du consensus concernant les décisions communes, liberté individuelle de ne pas se conformer à ces décisions, solidarité, empathie et prières pour ceux qui nous menacent… De quoi réfléchir, et remettre en cause des évidences et des « fatalités ».

 

Populations autochtones navajos et hopis sous l’œil du « Grand-Père » de Washington

Par Marion Urban

 

Les tribus indiennes qui eurent à faire face à la conquête de leurs territoires par les Blancs, nommaient le président des États-Unis, le « Grand-Père », un titre de respect et de dignité. Ils en appelaient à sa sagesse dans les négociations sur l’usage de leurs terres et la gestion des ressources naturelles. Néanmoins, ce « Grand-Père » ne se montra pas souvent à la hauteur de leurs attentes puisque de traitrise en traité, il en vint à réduire leurs territoires à peau de chagrin au nom de l’intérêt de la nation et tenta d’effacer à maintes reprises et sous des formes différentes, la culture de ces premiers peuples, voire plus. L’an prochain, en septembre, aura lieu à New York, la Conférence mondiale des peuples autochtones au cours de laquelle les tribus des États-Unis entendent faire valoir leurs revendications. Comment celles-ci s’expriment-elles aujourd’hui ? Quelles sont les structures représentatives des peuples autochtones ? Comment fonctionnent-elles « sous l’œil du Grand-Père » aujourd’hui ? Un petit coup d’œil sur deux tribus : les Navajos, la communauté la plus importante aux États-Unis, et les Hopis, un groupe d’un peu plus de 10 000 personnes, dont la réserve se situe en plein milieu de celle des Navajos.

 

Pouvoir vertical et horizontal

 

Après avoir initié une politique assimilationniste à la fin du XIXe siècle, en instaurant la propriété foncière individuelle, en envoyant les enfants dans des pensionnats chrétiens, puis en tentant de supprimer leur statut spécifique, les États-Unis ont promulgué une série de textes juridiques dans les années 1970 octroyant aux peuples autochtones plus d’autonomie… à gérer une situation de pauvreté chronique, héritée des erreurs du passé. Cette autonomie reste très limitée puisque les « gouvernements » autochtones doivent se référer au Bureau des Affaires indiennes pour tout développement économique de leurs régions.

 

Depuis 1820, le Bureau des Affaires indiennes, qui dépend du Département de l’Intérieur, et le Service indien de Santé, du Département de la Santé assurent la gestion des territoires autochtones. Les populations (565 tribus- 5,2 millions de personnes) sont souveraines sur leurs territoires (310 réserves) mais elles ne sont pas propriétaires de leurs terres (2,3% de la superficie du pays). Celles-ci leur sont mises à disposition. L’État fédéral agit également comme tuteur financier, ce qui signifie, entre autres, qu’il gère les royalties des sociétés non autochtones en activité sur leurs territoires après avoir supervisé les contrats.

 

Deux formes de structures de pouvoirs coexistent au sein de la réserve navajo qui s’étend sur 3 États (Utah, Arizona et Nouveau-Mexique) et de la petite réserve hopi. D’une part, le Conseil tribal, entité imposée par Washington à toutes les tribus autochtones, dans le texte fondateur de l’Indian Reorganization Act, en 1934, et d’autre part, les structures traditionnelles « de proximité » qui répondent aux besoins des villageois.

 

La loi de 1934 est la conséquence de la découverte du pétrole sur les territoires autochtones en 1923. A cette époque, le gouvernement crée une première mouture de conseil, des conseils d’affaires, afin de disposer d’interlocuteurs pour signer les contrats.

 

Le pouvoir traditionnel

 

Si la restructuration de 1934 a été amplement rejetée par les Navajos –le texte n’a toujours pas été ratifié, et la tribu n’a pas rédigé de constitution-, force est de constater qu’aujourd’hui, ces derniers, au nombre de 298 000 (recensement 2010) ont totalement substitué les organes officiels aux « organes » traditionnels, contrairement aux Hopis (12 000) qui ont adopté la loi en 1936, et se sont dotés d’une constitution.

 

Auparavant, les bandes navajos, -la bande était alors l’unité de base du groupe- se gouvernaient de façon autonome, en accord avec les anciens et l’homme médecine. Elles ne se rassemblaient qu’en cas de crise, lors de « naachid ». Chaque bande y envoyait deux représentants, un « chef de guerre » (défense, stratégie) et un « chef de paix » (diplomatie, religion) pour s’assurer de la « bonne » gouvernance des affaires et la protection des intérêts des communautés. Toute décision devait être prise par consensus, mais elle était non contraignante. L’individu est libre de l’appliquer ou non. L’importance de l’indépendance est telle que la désobéissance participe aux normes sociales tant qu’elle ne met pas en danger la bande.

 

Chez les Hopis, les structures traditionnelles ont perduré. Elles ont gardé leur autonomie par rapport au pouvoir officiel, du fait de l’histoire particulière de ce peuple.

 

La réserve hopi, qui se situe au cœur de la réserve navajo, sur trois langues de terre ou mesas, abrite une vingtaine de villages (officiellement 12). Aujourd’hui, dans sept de ces villages, on trouve un conseil comprenant un chef issu d’un clan prestigieux (« kikmongwi »), qui conduit les débats, un chef de guerre en charge des relations extérieures, et un chef de la parole (hier, crieur ; aujourd’hui, il assure les fonctions de journaliste). A ce conseil, peuvent également participer des représentants des fraternités religieuses (fraternité du serpent, de l’antilope, de la flute, du soleil…) présentes sur la commune. Leur rôle est de régler les affaires courantes, litiges et disputes, octroi de terres. Ces conseils constituent aujourd’hui des gouvernements autonomes.

 

Le pouvoir « vertical » officiel : les Conseils tribaux

 

Le Conseil tribal navajo qui existe aujourd’hui, en dépit du rejet de Indian Reorganization Act, est en fait né après une assemblée constituante en 1936. La proposition de Constitution élaborée par les Navajos n’est pas retenue par le Secrétaire à l’Intérieur. Néanmoins, le gouvernement fédéral se servira des propositions pour créer le conseil « tribal », et l’imposer.

 

Un Conseil tribal fonctionne à l’image du gouvernement étatsunien avec des pouvoirs très limités.

 

Les structures navajo sont basées à Window Rock, en Arizona, et ceux du pouvoir hopi, à Kykostmovi. La branche exécutive est représentée par le président du Conseil tribal et un vice-président. Ils sont en charge des relations avec les agences du gouvernement fédéral, notamment du Bureau des Affaires indiennes, des États, et les autres tribus. La branche exécutive du Conseil dispose d’une dizaine de départements spécialisés dont les affaires internes, la justice, l’éducation, la préservation du patrimoine ou la gestion des parcs et loisirs. Les dernières élections des présidents ont eu lieu en août 2010. Le mandat est d’une durée de 4 ans renouvelable une seule fois.

 

Le Conseil tribal navajo (terme employé depuis 1989), côté législatif, compte 24 délégués. Il est renouvelable tous les quatre ans. En 2011, le Conseil a réduit son nombre de délégués de 88 à 24 en 2011, à la suite de deux référendums, l’un conduit en 2000, et l’autre en 2009. Détail évocateur : en 2000, la décision pourtant favorable à cette réduction n’avait pas été appliquée, car les résultats du vote étaient restés confus, des chapitres (voir ci-après) ayant opté pour un décompte à l’unanimité au lieu de la majorité des votes.

 

Cette réduction d’effectifs, par ailleurs, a été le sujet d’âpres batailles au sein de la communauté, les uns souhaitant faire des économies, les autres dénonçant le manque de représentativité de leurs zones. En effet, le nombre de délégués est défini par le nombre d’administrés. Dans les secteurs ruraux, ces derniers vivent de façon très clairsemée où les routes sont des pistes improbables. Le degré d’engagement d’un élu est à l’épreuve de tels parcours.

 

Les sous-divisions du Conseil tribal sont les chapitres, au nombre de 110. A leur tête, un bureau, composé d’un président, d’un secrétaire et d’un trésorier, élus tous les quatre ans. Le chapitre fait le lien entre le terrain et le Conseil tribal, et gère les affaires courantes. Certains disposent d’une autonomie financière, d’autres pas. Ce qui n’est pas sans créer des dissensions au sein de la population. Selon les régions, les habitants élisent des délégués aux pâturages et à l’agriculture – ces deux domaines sont à l’origine de leur création à la fin des années 20 chez les Navajos. Ils œuvraient comme « club de fermiers ». Les écoles sont également représentées au sein du chapitre. Sur l’ensemble du territoire, le nombre des élus atteint environ 750. Les dernières élections de ces agents ont eu lieu en 2012.

 

Enfin, la Justice navajo dispose d’une Cour suprême, de 7 tribunaux de district, 7 tribunaux des affaires familiales, et de 7 tribunaux de conciliation. Il y a trois prisons dont une en construction, sur la réserve, mais celles-ci ne sont guère utilisées.

 

Pour les autochtones, une infraction, une escroquerie, un détournement de fonds ou un crime est un manquement à la collectivité, une rupture de l’harmonie. Le perpétrateur doit retrouver son équilibre par des rites religieux. Peine maximale « à l’occidentale » encourue sur la réserve navajo : 1 an de prison et 5 000$ d’amende.

 

Les réunions des chapitres constituent l’un des éléments essentiels de la vie de la réserve. Les sujets abordés y sont variés et suscitent des débats qui peuvent durer des heures. Tout le monde peut y participer et chacun-e est invité-e à s’exprimer. C’est ici que les projets sont exposés ou que les résolutions présentées par les associations sont votées. La population contribue de temps en temps financièrement pour des activités sociales spécifiques.

 

Le pouvoir « horizontal »

 

Les conflits ne manquent pas sur les réserves et ils se développent à plusieurs niveaux. A l’origine, le rôle très ambigu du Bureau des Affaires indiennes et la dépendance vis-à-vis de Washington, et non pas de l’État où se situe la réserve.

 

Cependant, les communautés contestent souvent les décisions du Conseil tribal, mettant en cause la compétence des dirigeants, leur manque de scrupules et leur degré de corruption (peu sanctionnée par la justice pour les raisons exposées ci-dessus). « Nous devrions organiser un conseil des chefs comme dans le temps, mais avec tous les présidents du conseil tribal encore en vie. Que nous puissions bénéficier de leur sagesse et de leur expérience », suggère une militante, exaspérée de ne pas voir ses efforts aboutir et naturellement magnanime sur les méfaits commis par certains chefs.

 

Des dizaines d’associations s’activent sur le plateau du Colorado. Leur liste se lit comme une chronologie des conflits. La semaine ne se déroule pas sans réunion et les week-ends ressemblent à des agendas de ministres pour leurs animateurs. Ces associations sont des relais essentiels pour l’information et la communication. Elles jouent le rôle de lanceurs d’alerte, ou plutôt de sirènes d’alerte par la constance inébranlable de leurs actions. Par ailleurs, leur dynamisme contribue à maintenir le lien entre les communautés, et complète le travail des chapitres.

 

Lors de ces rencontres, la spiritualité n’est jamais très loin ce qui est déroutant pour un non autochtone. Respect, tolérance et recherche du consensus, souci de l’harmonie de la collectivité prédominent. Ainsi, quelques jours avant le coup d’éclat d’un funambule sur la gorge du Petit Colorado, en juin 2013, les résidents, irrités par l’attitude de leurs dirigeants qui ont encaissé les droits d’accès, sans les prévenir de l’opération, ont tenu plusieurs réunions afin de trouver une façon de manifester leur mécontentement et rappeler leurs revendications diverses et variées en profitant du « coup » médiatique. L’assemblée s’est achevée en ajoutant aux tâches de préparer les bannières et pancartes, par des prières (que l’on peut interpréter dans le sens de « pensées positives ») pour que le funambule ne se tue pas dans la réalisation de son exploit.

 

Pour plus d’informations :

 

www.gutenberg.org/files/15888/15888-h/15888-h.htm (The Unwritten Literature of the Hopi par Hattie Greene Lockett) Social Science Bulletin n°2 University of Arizona. 15 mai 1933.

 

Sur le contexte du rejet du Reorganization Act par les Navajos, lire Histoire, sur le site Navajo Election Administration.
www.navajoelections.navajo-nsn.gov/chapter_history.html

 

Histoire des Navajos. Une saga indienne 1540-1990. Jean-Louis Rieupeyrout. Albin Michel.1991.

 

Enterre mon cœur à Wounded Knee. Dee Brown. Albin Michel. 2009 (publié en 1970). Les grandes étapes de la conquête de l’Ouest de 1860 à 1890, vues par un « Native » (comme on désigne les autochtones aux États-Unis).