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Cet article est un compte-rendu de l’ouvrage de l’américain David Harvey non encore traduit en français, Les Villes Rebelles – Du Droit à la Ville à la Révolution Urbaine (Rebel Cities – From the Right to the City to the Urban Revolution) paru l’année dernière (1). Les extraits ont été traduits par nos soins.

 

Alors même qu’un Français, Henri Lefebvre (2), en est à l’origine, et que dans plusieurs villes de par le monde, le Droit à la Ville constitue un point de ralliement moteur des mouvements sociaux et citoyens pour la construction d’alternatives au capitalisme et au néo-libéralisme, il nous semble que cette revendication susceptible de rassembler sous la même bannière et en un dialogue commun les multiples revendications sectorielles et les diverses résistances, individuelles ou collectives à cette société de l’argent-roi, pourrait avantageusement se répandre en France.

 
 

LE DROIT à LA VILLE : UN BON POINT DE RALLIEMENT ?

 

Si on peut entendre par « Droit à la ville » toutes sortes de choses (les Nations-Unies sont d’ailleurs en train de récupérer le mot pour l’adoucir et en changer le sens, notamment depuis le Forum Urbain de Rio en 2010 réunissant des ONG, la Banque mondiale…), et notamment, comme c’est la cas pour la « démocratie participative » si souvent « installée » dans nos villes, une simple opération de communication de la part d’une mairie en place cherchant à s’assurer de sa réélection, en son sens le plus plein(tout comme c’est la cas de la « démocratie participative »), le Droit à la ville peut constituer un puissant levier de changement. Tout dépend de son contenu ; et de qui forge ce contenu. Utilisé par les organisations et mouvements citoyens, syndicaux, associatifs, sociaux de base, il peut constituer un puissant levier de rassemblement, en signifiant le droit collectif de changer et de réinventer la ville d’après ce que ses habitants désirent… Un pouvoir collectif non seulement sur les processus d’urbanisation mais sur l’utilisation des surplus produits, un contrôle démocratique sur la production et l’utilisation des surplus. « Réclamer le droit pour chacun de vivre dans une maison décente au sein d’un environnement de vie décent peut être un bon point de départ » (3) d’une lutte de plus grande ampleur.

 

L’urbanisation a toujours été, insiste David Harvey, à travers l’histoire du capitalisme, un moyen clef d’absorber les surplus de capital et de travail, et de générer des profits. Car pour générer du profit, explique David Harvey, les capitalistes ont besoin de générer des surplus de produits. C’est le rôle du processus constant d’urbanisation, qui exige et permet leur utilisation. Comme c’est un processus de long-terme, il exige une combinaison de capital et de d’engagements de l’État : plans d’urbanisme, aménagement du territoire… Réappropriation du pouvoir collectif de remodeler la ville par ses habitants et lutte contre le pouvoir du tout-argent sont indissociables.

 

Le Droit à la ville est quelque chose qui arrive dans les rues et naît des rues, des mouvements sociaux urbains. « Le fait, par exemple, que l’étrange collision entre néo-libéralisation et démocratisation au Brésil dans les années 1990 ait conduit à inclure dans la nouvelle Constitution de 2001 des articles qui garantissent le Droit à la Ville doit être attribué au pouvoir et à l’importance des mouvements sociaux urbains, particulièrement dans le domaine du logement, promouvant une démocratisation » (4). C’est inspirés par les changements concrets obtenus par les mouvements sociaux brésiliens que les acteurs du Forum Social Américain d’Atlanta de juin 2007 aux États-Unis, vaste rassemblement des mouvements sociaux de tout le pays, décidèrent de créer une Alliance Nationale pour le Droit à la Ville. Ils avaient tous individuellement conclu après des années de luttes dans leur domaine spécifique (associations de quartier, de défense de l’environnement, de lutte contre la ségrégation raciale, d’aide aux travailleurs, aux chômeurs, aux sans-emplois, aux démunis ou aux immigrés, associations culturelles…) que « la lutte pour la ville en tant que telle incluait leur propre combat » (5).

 

A l’heure où la majorité de la population du globe vit dans les villes et où le constat s’impose que le caractère désormais central des Droits de l’Homme dans nos société n’a rien changé au fait que nous vivions, après tout, « dans un monde où les droits de la propriété privée et le taux de profit priment sur toutes les autres notions de droit » (6), David Harvey questionne dans Rebel Cities, sur la base de l’histoire et de l’actualité des mouvements sociaux urbains, l’existence d’un autre type de droit humain, celui du droit à la ville.

 

Les villes, à la fois le lieu des pouvoirs, le lieu où la majorité des échanges économiques se concentrent et le lieu des grandes pollutions, le lieu de la consommation sans frein, du gaspillage ; lieu où les inégalités se constatent et se concrétisent, à travers notamment l’universelle ségrégation urbaine (les banlieues villes dortoirs en France ou les bidonvilles à Mumbai). La ville est également le lieu, historiquement, du changement social. Le lieu aussi où de plus en plus, et dans quelque pays que ce soit, la société se polarise entre une élite qui s’accapare le surplus de ce qui est produit par tous, et le reste de la population, toujours victime d’une manière ou d’une autre, que ce soit pas les baisses de salaire où les hausses de loyers, de cette soif d’argent et volonté de puissance de quelques uns. Le lieu par excellence où une reconquête par les citoyens du pouvoir peut mener à des transformations profondes.

 

Les mouvements pour le droit à la ville sont présents des douzaines de villes à travers le monde. En France où la coopération entre les multiples associations et mouvements sociaux et citoyens est problématique (c’est tout le travail d’une association comme Colibris d’essayer de les développer), où les mouvements sociaux sont très fragmentés (chacun manifeste pour sa propre chapelle, séparément et à des jours différents : transports, éducation, chômeurs, médecins, industries, justice…) et où la part des travailleurs précaires d’une part, des chômeurs d’autre part, augmente considérablement, l’intérêt d’un point de ralliement (que d’aucuns voient dans le mouvement des villes en transition, d’ailleurs selon nous proche par essence du droit à la ville) pour solidariser luttes, micro-résistances et créations d’alternatives ne fait pas de doute. La question est de savoir si oui ou non ce Droit à la Ville peut constituer ce point de ralliement en France, dans la société qui est la nôtre ?

 

« Aucune alternative à la forme contemporaine de la mondialisation ne nous sera fournie d’en haut . Elle devra arriver par le biais de multiples espaces locaux – espaces urbains en particulier – se coordonnant en un mouvement plus grand » (7).

 

LE RÔLE MAJEUR DES VILLES DANS LE CHANGEMENT POLITIQUE, ÉCONOMIQUE ET SOCIAL GLOBAL

 

Les villes ont toujours été le lieu des changements politiques majeurs : que ce soit Paris en 1789, en 1830, 1848 ou 1871, le Conseil de ville de Petrograd en Russie, La Commune de Shanghai en 1927 et 1967, la grève générale de Seattle en 1919, le rôle de Barcelone dans la guerre civile espagnole, le soulèvement à Cordoba en 1969, et plus généralement les soulèvements urbains aux États-Unis dans les années 60, les mouvements urbains de 1968 (Paris, Chicago, Mexico City, Bangkok, Prague…) ; le développement des associations de quartier à Madrid base du mouvement anti-Franco en Espagne à la même époque…

 

« De manière plus récente, poursuit David Harvey, nous avons été témoins d’échos contemporains de ces luttes plus anciennes dans les manifestations antimondialisation de Seattle en 1999 (suivies de manifestations similaires dans la ville de Québec, à Gênes et dans beaucoup d’autres villes, expressions d’un vaste mouvement d’alternative à la mondialisation). Plus récemment nous avons vus des protestations de masse sur la place Tahrir au Caire, à Madison dans le Wisconsin, sur les places del Sol à Madrid et de Catalogne à Barcelone, et sur la place Syntagma à Athènes, ainsi que des mouvements révolutionnaires et des rébellions à Oaxaca au Mexique, à Cochabamba (2000 et 2007) et El Alto (2003 et 2005) en Bolivie, parallèlement aux irruptions politiques très différentes mais d’importances égales à Buenos Aires en 2001-2002, et à Santiago du Chili (2006 et 2011) » (8).

 

Historiquement, on constate de plus que les prises de conscience politique des villes sont contagieuses et se propagent dans d’autres villes à travers le monde de manière très rapide : que l’on songe aux vagues révolutionnaires de 1848, 1870, 1917 ou de 1968… Les capitalistes et très riches ont toujours eu peur des habitants des villes et de leurs prises de conscience politique, et, de fait, un des buts des grands plans d’urbanisme (fruits d’une étroite collaboration entre autorités étatiques et grands capitalistes) a été de prévenir et décourager les mobilisations citoyennes urbaines et autres soulèvements, comme ce fut le cas après la Révolution de 1848 de la rénovation de Paris sous l’égide du baron Haussmann (destruction des petits quartiers et création de grands boulevards permettant l’acheminement des militaires pour pouvoir faire face plus facilement aux probables soulèvements futurs) ou aux États-Unis après les révoltes urbaines des années 60 en séparant les quartiers riches des quartiers pauvres par des axes routiers géants.

 

RÉ-ANCRER LES LUTTES SOCIALES DANS LA LUTTE POUR LA VILLE : UN IMPÉRATIF D’EFFICACITÉ

 

Un des points majeurs, souligne David Harvey, est que « l’efficacité des protestations politiques se mesure fréquemment à l’aune de leur habilité à interrompre l’économie urbaine. Au printemps 2006, par exemple, une vaste agitation se développa aux États-Unis parmi les populations immigrés en opposition à une proposition du Parlement de criminaliser les sans-papiers (dont certains vivaient aux États-Unis depuis des décennies). Les protestations massives conduisirent à une grève des travailleurs immigrés qui coupa de fait l’activité économique à Los Angeles et à Chicago, et eut de sérieux impacts sur d’autres villes également. Cette démonstration impressionnante du pouvoir politique et économique d’immigrés inorganisés (immigrés légaux et illégaux) d’interrompre les flux de production ainsi que la circulation des biens et des services dans des centres urbains majeurs joua un rôle crucial dans l’abandon de ce projet de loi » (9).

 

Ré-ancrer les luttes pour le travail sur les territoires. Les luttes des travailleurs sont fructueuses et gagnantes, note l’auteur, quand leurs mouvements disposent d’un soutien massif de la population sur le territoire. Ce fut cas, par exemple, des Conseils d’usines de la région de Turin en Italie au début du XX ème siècle, dont les succès furent dus en grande partie au soutien de la population dans chaque communauté, par le biais des « Maisons du Peuple », dans lesquelles la plus grosse part des décisions stratégiques importantes étaient prises et qui fournissaient le point d’appui logistique pour les luttes (10).

 

De même, souligne David Harvey, « l’une des forces des occupations d’usines en Argentine consécutivement à l’effondrement de 2001 fut que les usines gérées en coopératives se tournèrent également vers les centres de quartiers culturels et éducatifs. Ils construisirent des ponts entre les communautés et les lieux de travail. Quand les anciens propriétaires essayaient d’expulser les travailleurs ou de saisir les machines, la population entière se mobilisait en solidarité avec les travailleurs pour empêcher de telles actions » (11).

 

On peut aussi replonger, souligne Harvey, dans toute la tradition du socialisme municipal ; un mouvement auquel on doit, en France, une des conquêtes sociales majeures du début du XXème siècle : le fait qu’une commune puisse, pour répondre à un besoin de ses habitants – dératisation, eau potable, assainissement, soutien à un petit commerce menacé de fermeture… – « intervenir » dans l’économie en mettant en place un service public municipal, ce qui était alors strictement interdit en France – quitte à engendrer misère et insalubrité -, depuis la Révolution, pour obéir à la sacro-sainte loi libérale de non-intervention de l’État dans l’économie ; en s’inspirant de la « Vienne rouge » et des conseils municipaux radicaux en Grande-Bretagne dans les années 20, ou encore de la « Bologne rouge » des années 70 en Italie. Autant d’expériences à explorer, et dont Populaction essaiera de parler.

 

Au lieu de se contenter, comme ils le font trop souvent, d’organiser les luttes de travailleurs exclusivement sur les lieux de travail, les syndicats gagneraient donc à réfléchir à organiser les villes. Il importe également de créer une grande force syndicale rassemblant tous les travailleurs précaires.

 

COMMENT S’ORGANISER DANS UNE VILLE ? Ou comment des mouvements urbains de base peuvent avoir des conséquences nationales

 

Pour répondre à cette question, « [u]ne solution est d’examiner les exemples particuliers de pratiques politiques urbaines dans des situations révolutionnaires » (12). « Des outils démocratiques alternatifs (…) comme les assemblées populaires doivent être construits pour que la vie urbaine connaisse un renouveau et soit reconstruite en se détachant des relations dominantes de classe » (13). Toute sortes d’outils (nouveaux types de syndicats, fonctionnant notamment par le biais d’assemblées, associations de quartier, organisations intersectorielles de travailleurs et de chômeurs, organisations liant différents acteurs), continue l’auteur, ouverts, peuvent permettre le dialogue et les confrontations nécessaires, le développement des coopérations et des partenariats autour de ce point de ralliement commun, inclusif et prometteur, ouvertement anti-capitaliste, que peut constituer le droit à la ville.

 

Et l’auteur de clore le livre en résumant les récents évènements en Bolivie, à la recherche d’indices. Les soulèvements urbains de 2003 et 2005 de la la ville d’El Alto en Bolivie entrainèrent la chute du Président néo-libéral Sanchez de Losada et de son successeur Carlos Mesa, ce qui conduisit à la victoire électorale d’Evo Morales. De nouveaux types de syndicats émergèrent, rassemblant travailleurs précaires, petits entrepreneurs, travailleurs du secteur informel, paysans des environs, qui se mirent à former des alliances et construire des organisations communes avec les associations et mouvements sociaux de quartier : couplé avec la ré-émergence des pratiques indigènes de démocraties locales et d’assemblées populaires (les Ayllus) pour prendre les décisions communes, ce renouveau, allant de paire avec la multiplication de concerts, d’évènements culturels locaux, de fêtes de voisins, permit aux gens ordinaires de se reconstituer en sujet politique, construisant une nouvelle identité pour la ville, de plus en plus liée au radicalisme politique et à l’indigénité. En s’appuyant sur le livre de 2008 de Sian Lazar, El Alto, Rebel City, David Harvey souligneque la leçon qui peut être tirée de l’expérience de El Alto est « qu’il est possible de construire une ville politique en dehors des processus débilisants de l’urbanisation néolibérale, et de se réapproprier la ville pour une lutte anticapitaliste » (14).

 

Le droit à la ville n’est ni une solution miracle ni une recette, mais a pour vertu de constater lucidement que la scène locale, et particulièrement urbaine, constitue un lieu accessible et concret de transformation des rapports sociaux, économiques et politiques, et de (re)modelage de nos sociétés à notre image. Un droit collectif – qui s’oppose par essence au droit de quelques uns de s’approprier richesses et terres – qui est à créer, mais qui peut se faire rencontrer et œuvrer ensemble toutes sortes de mouvements associatifs, sociaux, citoyens, autour d’un but commun clair, la réappropriation collective et citoyenne de la chose commune, et de moyens démocratiques et inclusifs, c’est-à-dire faisant participer le plus grand nombre.

 

Concluons avec l’auteur : « [l]es forces anti-capitalistes progressives peuvent plus facilement parvenir à former de grandes coordinations grâce à des réseaux urbains qui peuvent être hiérarchiques mais pas monocentriques, corporatistes mais néanmoins démocratiques, égalitaires et horizontaux, systématiquement imbriqués et fédérés (…), discordants et contestés en interne, mais solidaires contre le pouvoir de classe capitaliste et, par dessus tout, profondément engagés dans la lutte pour saper et finalement renverser le pouvoir, sur le marché mondial, des lois capitalistes du profit de dicter les relations sociales selon lesquelles nous travaillons et vivons. Un tel mouvement doit ouvrir la route d’un épanouissement humain universel, au delà des contraintes de domination de classe et des obligations de marchandiser tous les pans de nos vies. (…) Se réapproprier et organiser les villes est un bon point de départ pour les luttes anti-capitalistes » (15).

 

NOTES :

 

(1) : David Harvey, Rebel Cities – From the Right to the City to the Urban Revolution, Verso, London, New York, 2012

(2) : Henri Lefebvre, Le droit à la ville.

(3) : David Harvey, Rebel Cities – From the Right to the City to the Urban Revolution, Verso, London, New York, 2012, p. 136

(4) : Ibid, p. XII (préface).

(5) : Ibid, p. XII (préface).

(6) : Ibid, p. 3

(7) : Ibid, p. 112

(8) : Ibid, p. 115-116

(9) : Ibid, p. 118

(10) : voir page 132 du livre

(11) : Ibid, p. 132

(12) : Ibid, p. 141

(13) : Ibid, p. 137

(14) : Ibid, p. 150

(15) : Ibid, p. 153