
Un double-article (lire également Populations autochtones navajos et hopis sous l’œil du « Grand-Père » de Washington) passionnant, fruit des séjours de Marion Urban en territoires navajo et Hopi, au sud des États-Unis. Marion Urban, grand reporter, diplômée du Centre universitaire de l’Enseignement du Journalisme de Strasbourg, a collaboré à plusieurs médias internationaux de la presse écrite et de la radio
Les sociétés et les peuples autochtones regardent le même paysage mais voient des choses différentes
Par Marion Urban
Les réserves tribales du plateau du Colorado sont marquées d’une longue histoire de conflits opposant les tribus autochtones aux non autochtones mais aussi les différentes tribus entre elles ou les membres d’une tribu et leurs élus. Ces conflits naissent, évoluent, puis s’assoupissent longtemps avant de ressurgir brutalement. Leur récurrence ne s’explique pas seulement par l’éloignement géographique du centre de décision (Washington), du mépris que le gouvernement fédéral manifeste à l’égard des questions autochtones ou encore de l’opacité dont les différents rouages entourent des discussions, mais aussi par la recherche permanente d’un consensus de et sur le terrain. Bien entendu, ces lenteurs fragilisent l’action collective et facilitent les arrangements –financiers- entre amis.
Le travail de mobilisation des associations et des chapitres est alors essentiel pour la transparence et pour la diffusion de l’information. Le Conseil tribal peut être amené à prendre position dans un conflit, mais très vite on s’aperçoit que son soutien reste formel et qu’il s’en tient avec complaisance aux limites du pouvoir imposé par Washington. Reste alors d’en appeler aux membres du Congrès des États où se trouve la réserve.
Cette inadéquation conduit souvent les coalitions et mouvements populaires autochtones à se rapprocher des écologistes pour se faire entendre. Ce qui amène, par extension à s’interroger sur le poids des écologistes dans la vie politique locale, d’un État à l’autre.
Comment s’articulent les mouvements de revendication ? Sur quelles instances s’appuient-ils pour se faire entendre de Washington ? En voici quelques exemples.
La protection des sites sacrés et la préservation des religions autochtones
Cette question est inscrite à l’ordre du jour des préparations de la conférence mondiale des peuples autochtones qui doit avoir lieu en septembre 2014, à New York. Les États-Unis, après avoir annoncé leur soutien à la Convention sur les droits des peuples autochtones en décembre 2010 (non ratifiée jusqu’à ce jour), ont entamé une série de consultations internes sur la situation des 5,2 millions de « Natives » de manière un peu plus active depuis la publication du rapport des Nations unies de James Anaya, en septembre 2012. Ces consultations révèlent la permanence des discriminations à l’égard des peuples autochtones, mais aussi les multiples failles du système juridique de leur statut, en particulier la protection des sites sacrés, sur des terres n’appartenant pas aux réserves, et la préservation des religions (l’usage du peyolt, assimilé à une drogue, a été l’objet d’une loi spécifique, de même que le prélèvement des plumes d’aigle, espèce protégée).
Trois textes encadrent actuellement les pratiques religieuses autochtones, le plus ancien des documents remontant à 1937. La loi manquante à cet arsenal, qui garantirait une plus large couverture des sites, a été repoussée en 2003 par le Congrès. Aujourd’hui, le seul espoir des tribus est de déposer le dossier sur le bureau de l’Organisation des Nations unies.
La bataille autour des monts San Francisco, en Arizona, est une illustration des difficultés que rencontrent les groupes autochtones non seulement à faire entendre leur voix, mais également leur droit.
Les sociétés et les peuples autochtones regardent le même paysage mais voient des choses différentes
La commune de Flagstaff (70 000 habitants) abrite l’une des stations de ski les plus anciennes et les plus réputées de l’Ouest américain. Le domaine s’étend sur les versants sud-ouest du cratère effondré d’un volcan, que l’on désigne aujourd’hui comme les monts San Francisco. Ces montagnes, qui ne sont pas situées sur les réserves tribales, sont des sites sacrés pour 13 tribus (ou 22, selon les versions des militants). Elles portent le nom de Dook’o‘oosliid, en langue navajo, « Neige qui ne fond jamais » ou « Qui brille au sommet », Nuvatukyaovi, en langue hopi, « le sommet enneigé » et Hvehasahpatch, en langue supai, « la montagne du gros rocher ». En 1992, l’Arizona Snowbowl Limited
Partnership a racheté les droits de gestion à la Fairfield Communities Inc. propriétaire des infrastructures. La société opère sous licence du service des forêts du Département fédéral de l’Agriculture, propriétaire du terrain. Peu après la vente, l’Arizona Snowbowl développe de nouvelles pistes et bâtiments. Dix ans plus tard, la société annonce son projet d’utiliser les eaux usées « traitées » de la ville pour alimenter ses canons à neige. Un contrat est signé avec les services de la ville. Les premières réactions d’opposition au projet viennent d’abord d’individus, outrés par l’absence de consultations publiques. Disperser des eaux usées sur les monts San Francisco c’est
désacraliser les lieux, « comme si on arrosait le Mur des Lamentations avec l’eau des toilettes », dit un Navajo. Le combat des associations tribales et écologistes sera de longue haleine. Comme l’écrit en un langage plein d’euphémismes, le rapporteur aux Nations unies, James Anaya, « il est loin d’être clair que les consultations avec les tribus sur la production de neige artificielle et les modifications du domaine skiable ont été entreprises en intégrant des négociations en vue d’un accord de compromis. Au contraire, il est apparu que ces consultations ont eu pour but essentiel de communiquer sur les plans de développement du Snowbowl et de tester les opinions sur ceux-ci, en utilisant le prétexte d’une prise de décision du gouvernement qui ne demandait ni un accord ni un consentement des tribus ». Une décennie de procédures judiciaires, de témoignages d’experts, et de manifestations plus tard, les associations ont perdu tous les procès. Mais les événements ont pris un tour nouveau il y a quelques mois.
Approuvée par le gouvernement fédéral, l’utilisation des eaux usées pour alimenter les canons à neige lors de la saison 2012-2013 s’est en fait avérée désastreuse pour l’image de la station : la neige est sortie « jaune ». Le phénomène a obligé la municipalité à examiner de plus près la qualité des eaux traitées dans ses stations d’épuration. Celle-ci s’est révélée au-dessous de la norme. Aujourd’hui, les autorités travaillent à mélanger eaux de bonne qualité avec moindre qualité pour obtenir le niveau A indispensable à leur utilisation après recyclage.
Parallèlement, une nouvelle procédure judiciaire a été ouverte par les Hopis en 2012. En avril, la Cour d’appel de l’Arizona a donné son feu vert à une plainte en justice contre la municipalité de Flagstaff, fournisseur des eaux usées « recyclées » pour la neige artificielle de l’Arizona Snowbowl, avec l’argument qu’une variété de fleur, unique aux États-Unis, indispensable pour les rituels hopis, pousse sur les flancs des monts San Francisco. Son existence est menacée par la neige toxique.
Le Salt River Project, opératrice de la centrale hydro-électrique navajo
Depuis la conquête du territoire des Natives par les Blancs, des centaines de traités fonciers, accords ou contrats d’exploitation ont été signés entre les tribus, le gouvernement fédéral, les États, les sociétés et les individus. Beaucoup de documents ont été détruits ou ont disparu, rendant quasiment impossible les revendications d’arriérés de paiement des autochtones (1). Pour certains, le montant des royalties sur les seules exploitations en gaz et pétrole dans les réserves, atteindrait plus de 50 milliards $ que le gouvernement fédéral, tuteur financier, n’aurait pas reversé aux tribus. Ce non paiement démontre que l’étroitesse des liens entre les intérêts du gouvernement fédéral et ceux des « partenaires » économiques et financiers. Washington sacrifie régulièrement son rôle de protecteur des autochtones au nom de l’intérêt général.
Le Salt River Project est une entité, dont le principal actionnaire est l’État fédéral (24,3%), qui exploite la Centrale électrique navajo, à Page, non loin de la frontière de l’Utah et de l’Arizona près du lac Powell. La centrale fournit à la fois électricité et eau à l’État de l’Arizona. La ville de Los Angeles et la Nevada Power Company font partie des actionnaires. Les premiers accords sur la mise à disposition des terres, l’exploitation du charbon de la Black Mesa (droits partagés avec les Hopis) nécessaire à la centrale, la récupération de l’eau de la nappe phréatique navajo, et les droits de passage du train, des pipe line et des lignes de haute tension, remontent aux années 1968/1969.
Au cours des 25 premières années du contrat, la tribu navajo a encaissé 160 000$ par an pour la mise à disposition de ses ressources, avec notamment l’utilisation de 42 000m3 d’eau. Un avenant, signé en 1995, a fixe à 608 000$ le montant du « loyer » et ce n’est qu’en 2011, que les opérateurs de la centrale navajo ont commencé à payer des taxes annuelles aux tribus autochtones (auparavant seul l’État d’Arizona les a perçues) : 2,3 millions $. Le contrat arrive à échéance en 2019. D’ores et déjà, les négociations prennent pour base de discussion 9 millions $ de loyer par an, et 44 millions $ en taxes annuelles. Pour le conseiller tribal, Dwight Witherspoon, pas de doute : « ce bond en avant ne fait que souligner à quel point le contrat était biaisé ». A titre indicatif, le m3 d’eau se vendait dans la région entre 7 et 185$ à la fin des années 80. En 2013, il peut atteindre 2000$ (voire le double dans des zones désertiques) dans les villes de la côte californienne.
L’eau contaminée par l’uranium
Fatalitas ! Les Etatsuniens pensaient avoir réussi à contenir les remuants peuples autochtones dans des enclos et leur « épargner » le développement économique, mais voilà, les tribus sont des receleuses dans le sens où le sous-sol de leurs réserves est l’un des plus riches en minerais du pays. A coups de promesses d’emploi et de projets d’écoles, d’hôpitaux, d’accès à l’eau, à l’électricité, les sociétés ont obtenu l’accord des dirigeants tribaux, se sont installées et ont creusé les sols avec leurs pelleteuses et bousculé le paysage avec leurs bulldozers.
Quatre millions de tonnes d’uranium ont été extraites de la réserve navajo entre 1944 et 1986. Lorsque les compagnies se sont retirées, elles ont laissé les sites en l’état. Ce n’est qu’en 2011 que les populations ont vu apparaître les équipes de décontamination dans le cadre d’un plan quinquennal fédéral destiné à nettoyer plus de 500 sites.
Aujourd’hui, les touristes ont bien raison de ne pas s’attarder sur le plateau. Les sols et l’eau sont restés contaminés dans plusieurs endroits, mais vous ne verrez jamais un panneau pour l’indiquer. Des fils de fer barbelés se contentent de marquer les zones dangereuses. L’herbe n’y pousse plus. Les eaux laissées par les rivières temporaires ne sont plus potables. Et les résidents remplissent chaque semaine leurs barils aux sources naturelles de Tuba City, ou au robinet du service des eaux du Conseil tribal. Mais, là, c’est payant. 10% des Navajos ont accès à l’eau courante.
Le charbon de la Black Mesa
En 1964, la compagnie Peabody signe un contrat avec le Conseil tribal navajo, puis deux ans plus tard avec le Conseil hopi pour l’exploitation du charbon de la Black Mesa, au sud-est de Tuba city ainsi que le prélèvement de l’eau de la nappe aquifère (qui date de l’ère glacière) malgré l’opposition de nombreux habitants. Le conseiller juridique des Hopis s’avérera par la suite être payé par la Peabody ! La société déroule ses pipe lines pour le transport des billes de charbon mêlées à l’eau jusqu’à la centrale hydro-électrique Mojave, à Laughlin, dans le Nevada, à 440 km de là. Le rythme de pompage est de 3,7 milliards de m3 l’an. En 1985, le Bureau des Affaires indiennes, répondant à la demande des tribus de relever le taux des royalties payées par la Peabody, recommande de l’augmenter de 2% à 20%. Sa propre hiérarchie (le Département de l’Intérieur) s’y oppose. L’affaire se conclut à 12,5%.
Mais le niveau de la nappe phréatique chute dramatiquement. Bien pire, celle-ci est « contaminée » par d’autres eaux en raison de la baisse de pression dans la cavité de la nappe. Le Département de l’intérieur, qui avait inclus une clause dans le contrat indiquant qu’en cas d’effets négatifs sur les ressources en eau, les opérations seraient interrompues, ne réagit pas en dépit de plusieurs enquêtes scientifiques. Finalement, le débat se reportera sur l’activité polluante de la centrale électrique Mojave, alimentée par le charbon de la Black Mesa. Sous la pression des écologistes et des autochtones, les deux sites miniers fermeront définitivement en 2005.
Aujourd’hui, la Peabody exploite un site voisin, et ne renonçant pas à ses droits, parle d’aspirer le charbon de la mine initiale par le sous-sol. Au grand dam des habitants de la Black Mesa, atteints de problèmes respiratoires, le Conseil tribal a signé en août 2013 un nouveau contrat pour les 25 prochaines années avec les sociétés opératrices. La mine continue de rejeter dans l’air des fumées et poussières polluantes.
NOTES :
(1) Selon l’Indian Self Determination Act (1975- présidence Gerald Ford), le gouvernement fédéral délègue aux tribus la tâche d’organiser leurs services de police, de pompier, des hôpitaux, et la gestion des aides à l’agriculture. Le gouvernement paie pour ce transfert de responsabilités. Mais, à partir de 1994 (Bill Clinton), le gouvernement modifie sa façon de payer : au lieu de rembourser le montant de chaque contrat engagé, il verse aux tribus une somme forfaitaire. Washington garde la différence. Ce mode de « paiement » durera jusqu’en 2001 (George W. Bush). En 2009, la Cour suprême, puis le Congrès, oblige l’État fédéral à payer 3,4 milliards $ d’arriérés aux tribus.
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