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2 exemples – l’assemblée citoyenne de L’Aquila et l’éco-village autogéré de Pescomaggiore – racontés et analysés par 2 chercheurs en science sociale italiens.

Ils nous parlent d’un acteur capable de transformer son environnement de vie et de changer le statu quo socio-politique : les initiatives urbaines de base. Comment et pourquoi ces 2 expériences italiennes sont-elles nées ? Dans quel contexte, qui est impliqué, quels sont les objectifs ?

 

Cet article est la retranscription d’une présentation faite par ses deux auteurs, Ersilia Verlinghieri et Federico Venturini, lors du rassemblement du TRISE (Institut Transnational d’Écologie sociale) en mars dernier, de leur article « Scarcity, post-scarcity and local community: L`Aquila as a case study » (non encore paru à notre connaissance, et que nous espérons pouvoir traduire), sur la ville et la région de L’Aquila après le tremblement de terre dévastateur de 2009, sur la gestion désastreuse (corruption, autoritarisme, capitalisme sauvage, désinformation…) de la situation d’urgence par les autorités étatiques et sur la renaissance d’un mouvement citoyen de base, unique moyen de pouvoir espérer avoir un avenir décent.

 

Tant l’assemblée citoyenne de L’Aquila, qui existe toujours aujourd’hui, bien que majoritairement via internet, que l’exemple du village voisin de Pescomaggiore que ses habitants ont refusé d’abandonner, en dépit des injonctions de l’État, et qu’ils ont transformé en éco-village basé sur une économie morale (co-construction de logements, énergies vertes, permaculture, encouragement de l’artisanat et d’un tourisme différent, rejet d’un projet de décharge), sur la solidarité et sur la prise de décision collective démocratique (grâce également au moyen de l’assemblée) constituent des exemples – écrivent nos deux auteurs – de sociétés de l’après-rareté (« post-scarcity », en référence aux écrits de Murray Bookchin (1), – « sociétés d’abondance » dirait Pierre Rabhi, « de convivialité » diraient Ivan Illich, Gustavo Esteva, Patrick Viveret, Alain Caillé, Majid Rahnema ou d’autres), de zones autonomes provisoires, où un pouvoir dual existe, à côté des institutions de l’État, et où les habitants auraient retrouvé la volonté de construire eux-mêmes leur futur, à leur image.

 

La gestion du désastre – autoritarisme, absurdité et corruption de l’action de l’État et résistances citoyennes

 

Les cas de chocs comme le tremblement de terre de L’Aquila – analysent nos 2 auteurs – constituent des bons moyens de se rendre compte des inégalités et des contradictions inhérentes à nos sociétés : déplacements forcés de population, zones rouges (interdites d’accès) permanentes, récupération de terres et contrats juteux pour les promoteurs et constructeurs immobiliers, construction de « nouvelles villes » isolées, abandonnées des services publics et complètement déconnectées d’avec l’ancienne ville, autant de pratiques mises en œuvre par les autorités étatiques italiennes qui se marient parfaitement avec les principes de la thérapie de choc économique (théorisée par l’école économique de Chicago, et mise en œuvre pour la première fois, à l’aide de certains de ces professeurs, dans le Chili meurtrier de Pinochet : voir l’excellent livre de Naomie Klein (2)). Une gestion de l’évènement en opposition totale d’avec ce que les habitants réclamaient : transparence, participation et reconstruction.

 

Action perverse des institutions étatiques quant à la prévention et à la gestion de la catastrophe : alors que, les secousses sismiques se multipliant, les habitants, disposant d’un certain héritage et sens commun en la matière, commençaient à se protéger, notamment en allant dormir dans les voitures, une Commission étatique sur les grands risques naturels, créée à initiative de la Garde civile italienne et formée d’officiels, de scientifiques et de politiciens, établit à peine un mois avant la catastrophe qu’il n’y avait aucun risque majeur pour les populations et enjoint aux habitants de ne pas s’inquiéter. Dans cet endroit au climat assez morose (fort taux de chômage, vie sociale et culturelle très faible) où on est habitué (comme quasiment partout ailleurs dans les pays développés, et en France peut-être plus qu’ailleurs) à tout laisser entre les mains de l’État et à vivre assistés, les habitants sont pris de cours. Les tremblements ont lieu le 6 avril : 309 morts, destruction du centre de L’Aquila et de plusieurs villages autour, déplacement de 67 000 personnes (sur une population de 73 000).

 

Le manque de plan de prévention et d’évacuation est criant, notamment de plan d’évacuation vers l’hôpital régional. Manifestement bien préparée, la Protection Civile prend les rennes en main, sans informer aucunement les habitants de ce qu’elle allait faire, et de manière très autoritaire : état d’urgence, et donc suspension, « pour l’efficacité des opérations », des procédures démocratiques normales et des lois et règlements en matière de protection de l’environnement. Étonnamment, on interdit dans les tentes de servir du café, du thé ou du coca-cola. La Protection Civile, habilitée pour l’occasion à signer les contrats pour la reconstruction, commande, la masse incroyable de volontaires, bénévoles, pompiers obéit.

 

Plus de 67 000 personnes sont conduites dans des hôtels ou sous des tentes : c’est la première fois dans l’histoire moderne de l’Italie qu’une ville est complètement vidée de ses habitants par décret gouvernemental. La ville et les villages environnants sont déclarés en zones rouges, l’armée entourant les barrières de la ville et défendant quiconque d’y entrer, ceci pendant plus de 6 mois. C’est un choc énorme pour les populations, tant matériel que psychologique (augmentation des dépressions, drogues, insomnies) et la gestion par l’État accentue les divisions, les peurs et les rivalités, en attribuant par exemple tentes et hôtels en fonction des « mérites » de chacun.

 

Alors que les grands médias principaux montrent les efforts de Berlusconi et de la Protection Civile pour soutenir les autorités locales, ce qui se passe en réalité est une course au pouvoir et la mise en œuvre d’actions d’urgence, sans concertation aucune avec les autorités locales, dont les effets négatifs se constatent encore 3 ans plus tard : le processus de reconstruction n’a même pas encore commencé, le centre de a ville et les villages environnants sont toujours clôturés, l’économie est dans une crise très profonde (26 00 nouveaux chômeurs notamment). Plus encore, la gestion de la crise a permis à la mafia de s’infiltrer, a suscité d’énormes dégâts environnementaux et a empêché le commencement de toute réelle reconstruction. En mai 2012, il y avait toujours 20 000 personnes vivant dans des logements fournis par l’État. La désinformation faite par la Protection Civile et l’État (par exemple, grâce à la réunion du G-8 de 2009 à L’Aquila – avec la présence de Khadafi – qui a encore augmenté la militarisation de la région et son contrôle par les autorités) a fait ignorer toutes ces réalités aux Italiens et au reste du monde. Heureusement journalistes indépendants et associations locales se sont efforcés de faire connaître la situation des habitants.

 

Alors que le désastre aurait pu être une opportunité d’élargir la solidarité sociale et de construire une ville meilleure, la création d’une situation de rareté planifiée a au contraire renforcé la compétition égoïste pour s’approprier les ressources existantes. C’est une négation totale de ce « droit à la ville » (3) devenu un slogan puissant à la fois pour les universitaires et pour les mouvements urbains, au point qu’il a récemment été introduit à l’agenda des institutions des Nations-Unies : une négation totale de cette « liberté de faire et de refaire nos villes et nous-mêmes » dixit David Harvey (4). Jusqu’à aujourd’hui, 3 ans après le tremblement de terre, la population de L’Aquila n’a toujours pas le « droit » d’entrer dans de nombreuses parties de la ville et la voix des habitants pour une reconstruction équitable et soutenable reste quasiment inentendue dans les couloirs du pouvoir.

 

Néanmoins, on peut également trouver, à côtés de cela, des exemples positifs (Assemblée citoyenne de l’Aquila, occupations, Comité pour la renaissance de Pescomaggiore) d’efforts de la communauté pour s’imposer elle-même comme principal acteur de la reconstruction, dans le sens d’une reprise en main de sa destinée par une communauté.

 

L’Assemblée citoyenne de L’Aquila comme instance de résistance, de coopération et de (re)construction de tous les habitants et mouvements de base :

 

Immédiatement après le tremblement les citoyens de L’Aquila ont éprouvé un profond besoin de participation à la vie civique, reconnaissant le caractère crucial de toute décision prise. L’absence totale de tout mécanisme de participation dans le fonctionnement politique, et en particulier dans les actions de la Protection Civileles a forcé à trouver une alternative, basée sur l’auto-gouvernement et la démocratie directe.

 

Dans une ville avec un niveau de tissu associatif très très faible, il y eut une explosion d’initiatives de base, s’efforçant de faire du bruit pour être entendues. L’une d’entre elles avait la particularité d’essayer de coordonner toutes les initiatives, devenant un point de réunion pour les citoyens. Elle fut appelée Assemblée citoyenne et, avec un sens symbolique très fort, s’installa dans une grande tente sur la place principale, son comité y siégeant de manière permanente. Elle a représenté un lieu important de débat, interne ou avec les institutions locales et la source de plusieurs initiatives. En particulier, y furent organisées toutes les manifestations et les dimanches de chaîne humaines, et les manifestations conduites à Rome. Il est important de noter que ces évènements commencèrent seulement 9 mois après le tremblement, une fois que la protection civile fut partie et que les faits majeurs de corruption aient été dénoncés dans les médias italiens.

 

Pour la première fois le 21 février 2010, la population viola l’interdiction d’entrer dans la ville, dans la zone rouge ; le 28 février, 5000 personnes formant une chaine humaine réussirent à pousser la police et à réinvestir, très solennellement, le centre-ville. De telles opérations eurent lieu tous les dimanches, afin d’attirer l’attention des médias et des institutions locales.

 

L’assemblée fonctionne toujours aujourd’hui, mais principalement via internet. L’assemblée citoyenne, en tant que lieu de tous les autres groupes de L’Aquila, était représentative de tous les principaux acteurs civiles, même si les individus déjà actifs politiquement y tinrent un plus grand rôle et donc l’expression d’un certain esprit du centre-ville de couches moyennes. L’assemblée citoyenne essaya de répondre au besoin de participation et d’information ainsi que de s’occuper de la gestion du territoire, en mettant la pression sur les institutions. Du fait de leur composition, elle s’est concentrée principalement sur les problèmes concernant la reconstruction du centre ville et le rétablissement économique. Certaines des personnes impliquées se présentèrent également aux élections municipales de 2010 au sein d’une liste civique « Appel pour L’Aquila » qui réussit à élire un candidat au conseil municipal. Les requêtes formulées par les chaines humaines, par contre, semblent avoir été plus pratiques : en particulier leurs actions soulevèrent le problème des ruines qui n’avaient toujours été déblayées depuis toutes ces années. Par dessus toutes ses actions plane un esprit de claire rébellion contre le management de la catastrophe par l’État, la clôture du centre ville, le manque de participation et de transparence, la corruption et à l’aggravation de la crise économique et sociale.

 

Un cas d’étude qui se lit très bien à l’aune de la grille d’analyse de l’écologie sociale et du municipalisme libertaire chers à Murray Bookchin.

 

Le village de Pescomaggiore : contre la désertification et l’abandon du village prôné par l’État, construction d’un éco-village – réappropriation des biens communaux, économie morale et prise de décision en commun

 

Pescomaggiore est un village rural typique de la région de L’Aquila, l’Abruzzo, qui s’était complètement dépeuplé au fur et à mesure des années et qui ne comptaient plus qu’une cinquantaine d’habitants. En 2007, ses habitants, pleins d’énergie, créent le Comité pour la renaissance de Pescomaggiore, formé des résidents, expatriés, et propriétaires du village, dans le but d’ »améliorer la qualité de vie, de réintroduire dans le centre du village des campagnes d’information permettant les processus participatifs, d’impulser des projets dans le domaine de l’agriculture, du tourisme et de l’art de la convivialité » (5).

 

Un des buts principaux est de défendre les biens communs (les Commonsen anglais) et l’objectif principal est d’arriver à l’ALMA (L’âme – acronyme de « Vivre – Travailler – Mémoire et Environnement ») : une approche particulière de tous les aspects de la vie humaine, d’un point de vue éco-soutenable, prenant soin du concept de communauté. L’étincelle qui a permis cette initiative fut l’opposition des habitants à un projet de décharge qui augmentait la pollution de l’air et détruisaient le paysage.

 

Dès lors, après le tremblement de terre, le cadre social existant constitué par le biais du Comité fut le lieu naturel d’organisation d’une lutte contre le plan de la Protection Civile, qui prévoyait un déplacement complet des populations dans un village différent. A l’opposé de cela, les habitants construisirent un éco-village, fait de 5 bâtiments, décidèrent de l’utilisation des terres disponibles d’après les méthodes de la permaculture, organisèrent plusieurs évènements, dont des réunions de communauté dans le but de reconstruire le centre historique du village. L’éco village s’appelle EVA (Ève) pour Éco Village Autoconstruit : mise en place de technologies alternatives, panneaux solaires, phyto-purrification etc, construits à différents endroits, en refaisant appel à la tradition des maisons construites « arraiutasse » (en s’aidant les uns les autres) : la construction d’une nouvelle maison est un moment de joie collective dans toute la communauté, chacun apportant ses compétences et avec pour unique rémunération des plats à partager et la convivialité. Les acteurs principaux sont du village ou du voisinage ; ils reçoivent un très fort soutien d’un incroyable réseau de centaines de supporters et volontaires d’Italie et d’ailleurs.

 

Les objectifs sont d’abord ceux inscrits dans l’idée de l’ALMA et sont une réponse à l’aggravation des conditions matérielles et à la pénurie. L’important est le territoire local avec sa biodiversité et ses ressources, l’alliance et l’équilibre entre savoirs-faire traditionnels et technologies… La renaissance des vergers et des graines locales, les projets de paysages comestibles, une série de laboratoires artisanaux et la promotion de nouvelles formes de tourisme vert constituent des pans importants de cette nouvelle politique. La volonté de réappropriation des « communaux »/biens communs - pilier fondateur de la communauté (le Comité a ainsi reconstruit un grand four commun pour le pain) – et très importante dans la démarche.

 

Le projet dans son ensemble est basé sur la coopération, la solidarité et le partage et peut être facilement considéré comme une tentative de construire un pouvoir dual et une économie morale. En particulier le mode de prise de décision au sein du village est indissociablement lié avec la reconnaissance du pouvoir de la communauté et de l’importance de l’assemblée.

 

Le facteur clef du changement : la communauté locale, la racine du système social

 

Ces deux cas, concluent Ersilia Verlinghieri et Federico Venturini, montrent comment un désastre peut être à la fois une opportunité pour la croissance économique de certaines élites (6), et une porte-ouverte pour re-fonder une ville sur des bases différentes.

 

D’un point de vue économique, ces expériences proposent une économie morale basée sur la responsabilité collective et la complémentarité, s’efforçant d’aller au-delà de l’économie de marché. En tant qu’utopies écologiques, elles « représentent une forme très pertinente de critique sociale; elles peuvent réellement servir comme source riche d’idéaux pour un fonctionnement différent de la société contemporaine » (7).

 

Plus encore, elles rendent vivantes des potentialités en terme de situation d’urgence futures et une base pour commencer à comprendre à le caractère fondamental, dans tout processus vers l’après-rareté, de l’existence d’un réseau social qui soit profondément enraciné et actif sur le territoire et l’importance de l’assemblée comme lieu pour construire du tissu social et de l’auto-gouvernement.

NOTES :

 

(1) : Murray Bookchin, Post-Scarcity Anarchism. 2004 (1970), Edinburgh; Oakland: AK press.

(2) : Naomie Klein, La stratégie du choc : La montée d’un capitalisme du désastre, Brochés, 2008

(3) : concept forgé par Henri Lefebvre, lire Le Droit à la Ville, 1968.

(4) : David Harvey, The right to the city, in New Left Review 53: 23–40, 2008.

(Nations Unies, 2010)

(5) : Pescomaggiore, Il Progetto in Sintesi [website], Pescomaggiore blog , //www.pescomaggiore.org/progetto-eva/storia.

(6) : Naomie Klein, La stratégie du choc : La montée d’un capitalisme du désastre, Brochés, 2008

(7) : cité par les auteurs, De Geus, M. (2002), Ecotopia, Sustainability, and Vision, in Organization & environment, 15(2), 187-201, p. 198.