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L’Anglais Georges Orwell (1903-1950), de son vrai nom Eric Arthur Blair, est surtout connu pour la ferme des animaux et 1984. Mais au-delà de ses deux dernières œuvres (et c’est ce qui explique leur force) existent toute une vie, une action et une pensée politiques (les trois étant indissociables) passionnantes, dont la soif de justice est une constante : d’un grand intérêt aujourd’hui.

 

Un homme sans peur, entier, « converti » au socialisme par son séjour auprès des mineurs anglais, totalement séduit par l’autogestion populaire dans la Catalogne de 36 et allé combattre dans les milices républicaines contre Franco, mais toujours très critique d’un certain type de socialisme, et de nombre de socialistes de son temps, si éloignés des conditions de vie, des aspirations et des désirs des gens ordinaires.

 

A l’heure où il n’y a plus que les milliardaires pour parler de domination de quelques uns sur tout le monde (Warren Buffet : « Il y a une guerre des classes, c’est un fait, mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre, et nous sommes en train de la gagner ») (1) alors même que les inégalités n’ont jamais été si abyssales ni absurdes, la pensée de George Orwell, qu’on peut découvrir de manière vibrante dans les écrits de Jean-Claude Michéa (L’empire du moindre mal – Essai sur la civilisation libérale, Orwell Anarchiste Tory) a plusieurs vertus pour ceux qui aspirent et œuvrent ou voudraient œuvrer à une société meilleure, de quelques parties du monde qu’ils soient.

 

Une vie et une œuvre littéraire au service d’une cause

 

« Orwell était un animal politique. Il ramenait tout à la politique (…). Il ne pouvait pas se moucher sans faire un discours sur les conditions de travail dans l’industrie du mouchoir » (2).

 

« Mon point de départ, écrit Orwell, est toujours un besoin de prendre parti, un sentiment d’injustice. Quand je m’installe pour écrire un livre je ne me dis pas : « Je vais créer une œuvre d’art. » J’écris ce livre parce que je voudrais dénoncer un mensonge, je voudrais attirer l’attention sur un problème, et mon premier souci est de me faire entendre (…). Ce qui a toujours été mon souhait le plus cher, ce serait de pouvoir transformer l’essai politique en une forme d’art. Et je m’aperçois que c’est chaque fois que la motivation politique m’a fait défaut, que j’ai écrit des livres dénués de vie » (3).

 

Suivant les traces de son père, administrateur colonial en Birmanie, Orwell, trop pauvre pour poursuivre des études, en sortant de l’école s’engage comme officier de police colonial, en Birmanie également. Une expérience décisive pour lui, qui non seulement le dégoutera à jamais de l’impérialisme et de toutes les formes de domination de l’homme par l’homme mais qui le conduira également à voir la suite de sa vie comme une expiation de cette tranche de vie. Il en tirera, dans son roman Une histoire Birmane, un constat lucide et incisif sur le colonialisme : « Le fonctionnaire maintient le Birman à terre pendant que l’homme d’affaires lui fait les poches » (4).

 

D’origine sociale aisée mais relativement pauvre dans son enfance, Orwell aura toute sa vie en horreur la haute société, les élites politiques et l’intelligentsia, complètement détachées, de par leur mode de vie, de la vie du commun des mortels : « Ce qui fait que les gens de mon espèce comprennent mieux la situation que les prétendus experts, ce n’est pas le talent de prédire des évènements spécifiques, mais bien la capacité de saisir dans quelle sorte de monde nous vivons » (5).

 

A son retour de Birmanie, il vit pendant plusieurs mois à Londres et à Paris dans la grande pauvreté et découvre ainsi la réalité et la vie quotidienne des plus mal lotis, journaliers et autres travailleurs non qualifiés, un peu à l’image de son ami Henry Miller à la même époque (« en fait chacun avait reconnu l’authenticité de l’autre ; chez tous les deux, les écrits étaient cautionnés par les actes », écrit Simon Leys dans son livre Orwell ou l’horreur de la politique) (6), aux yeux duquel Dans la dèche à Paris et à Londres, le fruit de cette période, était le chef d’œuvre d’Orwell.

 

Mais ce n’est véritablement qu’en découvrant les conditions de vie des mineurs anglais et leur misère, à l’occasion d’une enquête de plusieurs semaines qui lui avait été confiée par un éditeur de gauche et d’où naîtra son livre Sur le quai de Wigan, qu’Orwell deviendra définitivement et pleinement socialiste. « À partir de ce moment, écrira-t-il en 1946, « tout ce [qu'il] a écrit de sérieux […] a été écrit, directement ou indirectement, et jusque dans la moindre ligne, contre le totalitarisme et pour le socialisme démocratique » » (7).

 

C’est en cette même année 1936 qu’il part en Espagne, au départ pour écrire quelques articles, finalement pour s’engager dans les milices populaires du POUM qui se battent contre Franco : »à cette date, dans cette atmosphère, il paraissait inconcevable de pouvoir agir autrement » (8). « On ignore trop souvent que c’était au nom du socialisme qu’il avait mené sa lutte anti-totalitaire, et que le socialisme, pour lui, n’était pas une idée abstraite, mais une cause qui mobilisait tout son être, et pour laquelle il avait d’ailleurs combattu et manqué se faire tuer durant la guerre d’Espagne » (9).

 

Il découvre cette fameuse Barcelone anarchiste de 1936 où le peuple avait pris le pouvoir depuis plusieurs mois et avait procédé à des changements sociaux profonds. « Les anarchistes avaient toujours effectivement la haute main sur la Catalogne et la révolution battait encore son plein (…) ; pour qui arrivait alors d’Angleterre, l’aspect saisissant de Barcelone dépassait toute attente. C’était bien la première fois dans ma vie que je me trouvais dans une ville où la classe ouvrière avait pris le dessus (…). [I]l y avait là un état des choses qui m’apparut sur-le-champ comme valant la peine qu’on se battît pour lui » (10).

 

Une chose que les élites n’ont pas, et qui peut guider une amélioration profonde des choses : la décence commune des gens ordinaires, la chose la mieux partagée au monde

 

« La common decency résulte d’un travail historique continuel de l’humanité sur elle-même pour radicaliser, intérioriser et universaliser ces vertus humaines de base que représentent les aptitudes à donner, à recevoir et à rendre« .

 

Jean-Claude Michéa, L’empire du moindre mal – Essai sur la civilisation libérale (11)

 

Dans sa passionnante analyse des travers de notre société, de leurs causes et de l’incapacité de la gauche actuelle à proposer toute alternative, le philosophe Jean-Claude Michéa repuise aux origines du socialisme, pour montrer notamment combien la gauche actuelle se trouve aux antipodes du socialisme originel et de son « fondement moral et intuitif », « cette « décence commune », ce sens commun qui nous avertit – dit (…) Orwell – qu’ »il y a des choses qui ne se font pas » (12).

 

Qu’est, plus précisément, cette décence commune, propre, dans les faits, aux gens ordinaires, à laquelle il serait indispensable d’assurer un « développement politique en lui conférant ces fondements philosophiques spécifiques qui, seuls, pourront permettre d’en universaliser le principe et de jeter ainsi les bases concrètes d’une société décente » (13), c’est-à-dire « une société où chacun aurait les moyens de vivre librement et honnêtement d’une activité qui ait un sens humain » (14) ?

 

Ce sont « ces vertus de base que l’humanité a toujours reconnues et valorisées, et qui ont acquis, à ce titre, un statut transversal par rapport à toute construction idéologique possible » (15) : « agir de manière loyale«  et « faire preuve de désintéressement« , « refuser de tirer profit de la faiblesse des uns ou de s’incliner devant la puissance des autres » (16), le sens des limites… « [L]‘idée, par exemple, que la générosité ou l’honnêteté valent infiniment mieux que l’égoïsme et l’esprit de calcul » (17).

 

En somme, nous dit Michéa, ces traits humains communs à tous les peuples du monde, ces « invariants anthropologiques que Marcel Mauss, le premier, avait mis en évidence dans son essai sur le don » (18), cette triple obligation de « donner, recevoir et rendre » qui « constitue le socle originaire (le « roc » – écrivait Mauss) de toutes les relations humaines » (19) : le « roc. Nous ne parlons même plus en termes de droit, nous parlons d’hommes et de groupes d’hommes en esprit, en chair et en os, qui agissent de tout temps et ont agi partout » (20).

 

Un esprit du don qui, sous une infinité de variantes, a constitué le socle de toute civilisation, jusqu’à l’avènement du libéralisme, analyse Michéa de manière très intéressante, soulignant, à la suite d’Orwell, que ce n’est qu’en s’appuyant sur cette décence commune des gens ordinaires, ce concept cher à l’auteur de 1984 et très intéressant politiquement « qui désigne (…) tous ceux (quelle que soit leur famille politique d’origine) qui n’aspirent qu’à vivre décemment d’une activité ayant une signification humaine – et qui, par conséquent, ne cherchent habituellement ni à s’enrichir, ni à exercer du pouvoir, ni à vivre au détriment de leurs semblables » (21), que nos sociétés pourront espérer évoluer vers quelque chose de plus rationnel et de pas si incroyable à la fois, « une société où chacun aurait les moyens de vivre librement et honnêtement d’une activité qui ait un sens humain » (22).

 

NOTES :

 

(1) : Déclaration de Warren Buffet à la chaîne américaine CNN, 25 mai 2005. Déclaration reprise par le New York Times du 26 novembre 2006.

(2) : Bernard Crick, George Orwell : A life, Londres, 1980, p. 266 : cité par Simon Leys, Orwell ou l’horreur de la politique, Éditions Hermann, 1984, p. 34 . La biographie de Crick a été traduite et est parue en français, sous le titre de George Orwell, aux Éditions Balland, Paris, 1983.

(3) : The Collected Essays, Journalism and Letters of George Orwell, Londres, 1968, vol. IV, p. 413, cité dans Simon Leys, Orwell ou l’horreur de la politique, Éditions Hermann, 1984, p. 60.

(4) : Une histoire birmane, Paris, Champ Libre, 1984, p. 52.

(5) : The Collected Essays, Journalism and Letters of George Orwell, Londres, 1968, vol. II, p. 345, cité dans Simon Leys, Orwell ou l’horreur de la politique, Éditions Hermann, 1984, p. 2.

(6) : Simon Leys, Orwell ou l’horreur de la politique, Éditions Hermann, 1984, p. 5.

(7) : Extrait de wikipédia, sur la page wikipédia consacrée à George Orwell, qui indique en note : « Cité par John Newsinger, La Politique selon Orwell, p. 101″.

(8) : George Orwell, Hommage à la Catalogne, Éditions Ivréa, Paris, 1982, p. 13.

(9) : Simon Leys, Orwell ou l’horreur de la politique, Éditions Hermann, 1984, p. 2.

(10) : George Orwell, Hommage à la Catalogne, Éditions Ivréa, Paris, 1982, pp. 13-14.

(11) : Jean-Claude Michéa, L’empire du moindre mal – Essai sur la civilisation libérale, Climats, un département des éditions Flammarion, 2007, pp. 153-154, l’auteur citant en note Alain Caillé, Y a-t-il des valeurs naturelles ?, paru dans le numéro de 19 de la revue du MAUSS, 2002.

(12) : Jean-Claude Michéa, Le complexe d’Orphée – La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès, Climats, un département des éditions Flammarion, 2011, p. 81.

(13) : Ibid, p. 92.

(14) : Jean-Claude Michéa, Orwell éducateur, Cimats, un département des éditions Flammarion, 2003 et 2009, p. 88.

(15) : Jean-Claude Michéa, Le complexe d’Orphée – La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès, p. 83.

(16) : Énumération issue de Jean-Claude Michéa, Le complexe d’Orphée – La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès, p. 83.

(17) : Jean-Claude Michéa, L’empire du moindre mal – Essai sur la civilisation libérale, p. 156.

(18) : Jean-Claude Michéa, Le complexe d’Orphée – La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès, pp. 83-84.

(19) : Ibid, p. 83, l’auteur citant en note Marcel Mauss, Essai sur le don, in Sociologie et anthropologie, PUF, 1985.

(20) : Marcel Mauss, Essai sur le don in Sociologie et anthropologie, PUF, 1985, p. 264, cité dans Jean-Claude Michéa, Le complexe d’Orphée – La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès, pp. 83-84.

(21) : Jean-Claude Michéa, Le complexe d’Orphée – La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès, p. 67.

(22) : Jean-Claude Michéa, Orwell éducateur, Cimats, un département des éditions Flammarion, 2003 et 2009, p. 88.